Encensée par la critique en 2022, l’œuvre de théâtre musical La Corriveau : La soif des corbeaux passe en coup de vent à Montréal l’instant de trois soirs, pour repartir en tournée au Québec en 2023. Il était une fois où l’histoire allait se répéter sans cesse. Une histoire qui résonne depuis très longtemps, mais qui, cette fois-ci, est racontée à travers ceux qui n’ont pas assez parlé. Produit par le Théâtre de l’Oeil Ouvert, l’opus est percutant, intelligent, sensible, voire nécessaire, ne serait-ce que par devoir de mémoire.
On a dit d’elle, la Corriveau, qu’elle était une hystérique violente, une psychopathe, une sorcière, une meurtrière qui a assassiné ses maris, rien de moins. Une rumeur qui s’est enflée au point de se transformer en légende. Elle avait le dos bien large, la Corriveau. Et les ouï-dire ont eu raison d’elle.
L’histoire (ultra abrégée) de Marie-Josephte Corriveau raconte le destin d’une femme de caractère, qui a été condamnée à mort par une cour martiale britannique, en 1763, pour le meurtre de son deuxième mari, Louis Dodier. L’horreur de l’exposition de son cadavre dans une cage a, depuis plus de 250 ans, marqué l’imaginaire collectif.
Fort probablement victime de violence conjugale en son temps, injustement condamnée parce qu’elle a osé tenir tête à son bourreau, la Corriveau porte sur ses épaules le poids d’une époque trouble, le poids de son audace, de son franc-parler et de sa mort. Son histoire tragique permettra d’aborder des thèmes actuels qui méritent réflexion : #metoo, les failles dans le système judiciaire, les victimes qu’on ne croit pas, les féminicides, les ragots et blablas crachés par les claviers sur les réseaux sociaux – cruel tribunal populaire d’aujourd’hui – sont malheureusement encore d’actualité. À chaque époque son gibet…
Née de la plume de Geneviève Beaudet et Félix Léveillé et minutieusement mise en scène par Jade Bruneau – qui incarne aussi avec brio la Corriveau – la tragi-comédie teintée d’humour intelligent et meublée de 26 chansons originales et éclectiques (signées Audrey Thériault) fait rire et pleurer, pénètre le cœur. Pendant deux heures, la talentueuse cohorte de comédiens – soutenue par trois excellents musiciens (Marc-André Perron, Chris Barillaro et François Marion) – évolue devant un grand cercle rappelant l’œil d’un rapace qui observe et juge.
Les enchaînements sont efficaces, ravissants. Parés de sublimes costumes sombres magnifiant l’ambiance glauque du sujet et transformables selon les scènes, les protagonistes sont tantôt villageois médisants, tribunal populaire, jurés biaisés, un chœur ample au cœur de tableaux collectifs d’où vient s’extraire chaque personnage le temps de son solo, de sa petite histoire au sein de la Grande Histoire : le père accablé (Renaud Paradis, efficace), le notaire-avocat (José Dufour) à qui on « impose » la dure tâche de défendre l’accusée, la pompeuse et « croassante » procureure, Maître Corbeau (exquise, Hélène Major).
À ce titre, les créateurs ont choisi de représenter les membres de la cour sous la forme de corbeaux avides de charogne. L’allégorie à ces oiseaux funèbres est très présente, inspirant des chorégraphies aux amples mouvements de bras qui mettent en valeur les toges noires des interprètes. Efficace!
Défilent aussi la cousine simple d’esprit (rafraîchissante, Frédérique Mousseau), le fou du village sans scrupules (Simon Labelle-Ouimet), le deuxième mari violent présumément assassiné (Simon Fréchette-Daoust) et la journaliste-narratrice qui expose les points de vue et fait le pont entre le passé et le présent (excellente, Karine Lagueux), sans compter la Corriveau de Jade Bruneau, décrite comme une femme forte, à qui on donne malheureusement trop peu de présence.
En retranchant quelques chansons de personnages périphériques moins intéressants et d’autres extraits répétitifs et longuets, la trame aurait été plus saisissante. Heureusement, la cohésion des interprètes, les mouvements fluides organisés dans un tout harmonieux, la « chimie » pallient cette lacune. La force du nombre opère.
Mystérieuse, forte, confiante, féministe de son temps, Marie-Josephte Corriveau osait, hurlait, dénonçait, dérogeait et dérangeait. Violentée, en colère, enragée sans regrets aucuns, elle se défendait, parlait vrai, allait au front… tout le temps! Marie-Josephte Corriveau est devenue plus qu’un conte qui fait peur aux enfants. Elle a eu un impact sur le destin des femmes. Cette « sorcière » d’hier est une véritable survivante! Que justice soit rendue! Racontons son histoire encore inspirante aujourd’hui.