« Ça brûle d’un côté et de l’autre, ce sont les inondations », résume le professeur Philippe Gachon. Changements climatiques obligent, les désastres naturels se multiplient au Canada avec un potentiel destructeur non seulement sur la nature, mais aussi sur la santé mentale des premières communautés touchées.
« C’est un continuum d’éléments stressants, avec le potentiel de nombreux effets domino sur la santé physique et mentale de ces communautés. Il est nécessaire de se demander comment apprendre des évènements pour mieux s’occuper des sinistrés », poursuit celui qui est directeur général du Réseau inondations intersectoriel du Québec (RIISQ) et professeur au Département de géographie de l’UQÀM.
La contribution des sciences humaines et sociales à la recherche sur les changements climatiques s’avère alors nécessaire, ont martelé toute une journée, lors du dernier congrès de l’Acfas, les participants au colloque Sauver la planète ! La contribution des sciences humaines et sociales pour penser et agir la transition face aux inondations.
Selon un rapport de l’Organisation météorologique mondiale de 2020, sur les 11 072 conséquences des catastrophes naturelles dénombrées entre 1970 et 2019, près de la moitié (44%) sont liées aux inondations et le tiers (35%) aux tempêtes.
La complexité des enjeux pousse de plus en plus les experts de différentes disciplines à travailler de concert, mais ce n’est pas une tâche toujours facile, comme le rappelait Philippe Gachon : « Il y a des barrières aux changements d’habitudes, en plus de la difficulté, chez de nombreux sinistrés, à comprendre le rôle de la science dans les décisions politiques. Il nous faut mieux écouter les perceptions des gens, les facteurs socioéconomiques et culturels qui sous-tendent leurs décisions, et donc, cela prend les sciences sociales. »
Un des enjeux récurrents est par exemple que, malgré les inondations à répétition, et les conséquences des reconstructions, de très nombreux sinistrés ne veulent pas déménager. Comme l’expliquait aussi Nathalie St-Amour, professeure au département de travail social de l’Université du Québec en Outaouais : « Il faut comprendre la place de l’attachement au milieu dans le rétablissement des résidents ».
Elle présentait les résultats préliminaires d’une étude auprès des résidents du quartier de Pointe-Gatineau. Celui-ci a été durement touché par les inondations historiques de 2017 et 2019. L’abandon et la destruction de plusieurs maisons jugées insalubres laissent un grand vide. Le départ d’une partie des habitants « amène de l’insécurité et de l’incertitude parmi ceux qui sont restés », explique-t-elle.
Selon elle, les communautés socio-économiquement défavorisées seraient affectées de façon disproportionnée par les évènements météorologiques extrêmes: une mobilité plus réduite, un réseau social et des ressources limitées, une ignorance et une sous-estimation du risque lié aux inondations, un grand isolement lorsque les infrastructures s’effondrent.
Une inondation: un désastre communautaire
Elle note aussi un sentiment de désarroi chez certaines personnes rencontrées qui ont vécu plusieurs inondations. « Ce sont des gens très émotifs, particulièrement les hommes, et cela, même deux ans et demi après les évènements. »
La Pre St-Amour s’est particulièrement intéressée au lien d’attachement des individus à leur milieu et au territoire, par exemple leur rivière. Ce lien exercerait une influence sur le processus de rétablissement qui suit une ou des catastrophes. « Il y a un grand sentiment d’appartenance en raison d’investissements financiers et émotifs, mais aussi un attachement communautaire. » Les évènements qu’ils ont vécu mutuellement renforceraient encore cet attachement.
On trouve le même attachement au territoire à des milliers de kilomètres de là, à Tuktoyaktuk, une communauté Inuvialuit des Territoires du Nord-Ouest. Situé sur la mer de Beaufort, ce village de 700 personnes vit une forte érosion côtière, un affaissement des sols à cause de la fonte du pergélisol et de fortes inondations.
Sa relocalisation s’annonce imminente. « Il s’agit de la communauté la plus menacée par les impacts du climat au Canada avec la perte de dizaines de mètres de terrains côtiers en quelques décennies. En l’espace d’un été, d’un mois et même d’une semaine, des mètres de rivages peuvent s’engloutir », résume Mylène Riva, titulaire de la Chaire canadienne de recherche sur l’interface entre le logement, la communauté et la santé de l’Université McGill.
Déjà, quatre maisons ont été relocalisées dans un nouveau secteur résidentiel et des lieux d’importance pour cette communauté sont menacés de disparaître, comme le cimetière, l’école et l’hôpital, là où la côte s’érode rapidement.
Dirigé depuis Tuktoyaktuk, le projet de recherche Canada-Inuit Nuna – pour Nunangat-Royaume-Uni dans l’Arctique— regroupe des chercheurs des sciences naturelles, des sciences sociales et de la santé, ainsi que des experts locaux, « afin d’identifier et d’implanter des solutions pérennes, transformatrices et culturellement adaptées », précise Mylène Riva.
Le projet de recherche se déploie autour de cinq axes : l’érosion côtière, l’affaissement des sols (ou subsidence), la qualité de l’air, l’impact des évènements climatiques sur le transport et les infrastructures maritimes, et le bien-être de la communauté – notamment les impacts culturels et sociaux de la relocalisation.
La collecte de données débutera cet été auprès des résidents et des décideurs, pour l’élaboration d’un plan de protection et de relocalisation, en 2025. « Il y aura des études de sites pour les lieux de relocalisation éventuels mais ce n’est pas tout le monde qui veut déménager, alors il faudra évaluer si c’est possible. Il y aura un engagement continuel de la communauté pour influencer la prise de décision », ajoute la Pre Riva.
Les questions de vulnérabilités
On le constate déjà, les populations les plus défavorisées ne peuvent pas s’ajuster à toutes les conséquences, particulièrement financières, des changements climatiques. Ce sont les plus vulnérables – les Premières Nations, les femmes, les enfants et les personnes âgées – qui sont (et seront) les plus durement touchés.
La candidate à la maitrise en géographie de l’Université Laval, Jade Talbot, tente de cartographier les vulnérabilités psychosociales des inondations : « Il s’agit d’une moindre capacité à y faire face chez une partie de la population québécoise. La question est : qu’est-ce qui nuit ? ».
Lors du colloque, elle a présenté un indice des vulnérabilités psychosociales aux inondations et aux vagues de chaleur pour les régions de Chaudière-Appalaches et du Bas-Saint-Laurent. Cet indice se base sur l’Atlas de la vulnérabilité du Québec aux aléas hydrométéorologiques et aux vagues de chaleur, en y ajoutant des composantes psychosociales.
Les personnes âgées, celles peu scolarisées ou seules, les familles monoparentales, les immigrants récents, les personnes à faibles revenus, celles qui habitent dans des maisons construites avant 1975 ou dans des logements nécessitant des travaux: « tous présentent un indice de vulnérabilité relative élevé. Il y a également des villes dont la sensibilité s’avère plus élevée, telles que Sainte-Marie, Matane ou le centre-ville de Rimouski », note Mme Talbot.
C’est pour cela que les travaux de recherche en géographie peuvent être mis à profit. Une meilleure connaissance du terrain peut être un outil d’aide à la décision, surtout si on couple ces données avec celles du projet CASSSIOPEE » —pour Capacité d’adaptation du système de santé et des services sociaux à prévenir les impacts psychosociaux des évènements météorologiques extrêmes.
La clé est de ne pas travailler en silo et c’est ce que veut éviter ce projet (voir cet article), issu des travaux de l’équipe de Lily Lessard, co-titulaire de la Chaire de recherche interdisciplinaire Santé et services sociaux en milieu rural (CIRUSSS), réalisés à Sainte-Marie de Beauce.
De nécessaires transformations sociales
Tout au long de la journée du colloque, les chercheurs ont rapporté l’importance de mieux analyser les vulnérabilités socioéconomiques et sociosanitaires en favorisant l’interdisciplinarité des savoirs. Afin de mieux comprendre les dommages directs et indirects des catastrophes naturelles liées au climat mais également les capacités de rétablissement des communautés et des individus.
« Il nous faut transformer nos façons de faire —le groupe de l’ONU sur les désastres insistait d’ailleurs sur des compétences sociétales à développer face aux risques. Il nous faut aussi revoir notre solidarité et réduire les inégalités socioéconomiques », soutient encore le Pr Gachon.
Publié récemment, l’ouvrage Les inondations au Québec. Risques, aménagements du territoire, impacts socioéconomiques et transformation des vulnérabilités (PUQ) consacre toute une partie aux transformations et à la réduction des vulnérabilités des individus, des organisations et des collectivités. Entre les interventions auprès des jeunes après une catastrophe et la communication inclusive et participative, la place des sciences humaines et sociales grandit dans les approches récentes.
Au colloque, les experts se sont aussi interrogés sur la place de la vulgarisation des risques. Lorsqu’on parle d’inondations moyennes, fréquentes ou rares, la perception du grand public et des décideurs n’est souvent pas la même. C’est important d’avoir des cartes précises des inondations (projet INFO-Crue) mais également de mieux parler du risque. Comment informer sans semer la panique?
Il faut de plus faire de la place à l’éducation aux risques, sans minimiser le travail de prévention à réaliser par les autorités, du fédéral jusqu’au municipal. Certains autres enjeux concrets devraient aussi être mieux communiqués, comme la législation entourant l’aide aux sinistrés. Elle nécessite un assouplissement, afin que toutes les communautés affectées et tous les sinistrés puissent relever plus facilement la tête après la catastrophe.