Qu’il s’agisse des rendez-vous de vaccination à prendre en ligne, de la consultation de leur dossier numérique ou de bien d’autres démarches réalisées à distance, les citoyens sont devenus très familiers avec Clic-Santé et la Covid y a certainement contribué. Mais la santé numérique a encore bien des obstacles devant elle.
« Il faut viser des soins personnalisés et une transparence quant à l’implantation de ces technologies. Cela pose aussi la question des compétences à acquérir par les gestionnaires. Par où commencer ? », relevait la semaine dernière Yves Joanette, vice-recteur adjoint à la recherche de l’Université de Montréal, en ouverture du colloque de l’Acfas sur « La santé numérique, comment s’y former? ».
La santé numérique englobe en effet diverses technologies. Le gouvernement du Québec tente d’ailleurs encore d’homogénéiser les données présentes dans le dossier de santé numérique (DSN), un outil qui vise à numériser l’ensemble des dossiers médicaux pour les rendre accessibles en ligne. Pour l’instant, le DSN connaît son lot d’aberrations (dossiers incomplets, données intraduisibles, etc.) liées à des systèmes informatiques mal ajustés.
Mais tous ne sont pas égaux devant le numérique. « Le premier facteur essentiel pour éviter de tomber malade est l’argent, et les plus pauvres n’ont souvent pas accès à l’informatique », soutient le coordonnateur du certificat en informatique de la santé de l’Université York, Christo El Morr.
Il faudra donc être inclusif, en pensant en amont à ceux pour qui le numérique complexifie l’accès au système de soins, des aînés moins familiers avec les technologies jusqu’aux personnes avec handicaps ou issues de l’immigration.
Car les technologies numériques de la santé suscitent encore des inquiétudes chez certains citoyens, quoique « ils sont de plus en plus favorables, car il y a eu des bons coups avec la Covid », commente Julie Verret-Chalifour, directrice de la transformation numérique et de l’optimisation au ministère de la Santé et des Services sociaux. « C’est important, car si les citoyens ne sont pas prêts ou que cela ne se passe pas bien, il y a un risque de désengagement social. »
En plus, ces technologies doivent être apprivoisées par les professionnels de la santé. « Le milieu de la santé au Québec, ce sont 330 000 personnes dans une grande variété d’emplois. Il ne faut pas sous-estimer le besoin de formation et l’importance de bien soutenir le personnel », ajoute Annie Réhel, directrice adjointe à la Direction de l’expérience, au ministère de la Santé.
Améliorer la littératie numérique du personnel
Chose certaine, la pandémie a mis le pied sur l’accélérateur de la santé numérique. Une implantation enthousiaste mais pas toujours facile, particulièrement du côté de ceux qui œuvrent à la mettre en place. « Il faut améliorer la littératie numérique des citoyens, mais aussi des professionnels. Il y a des humains à accompagner des deux côtés du comptoir de soins », insiste Julie Verret-Chalifour.
Les équipes du ministère consultent depuis quatre ans leurs employés. « Toutes ces consultations nous montrent que le niveau de connaissances numériques est très variable », résume Sopharithy Kor, conseiller en transformation numérique du ministère.
Des balados, des vidéos et d’autres tutoriels: ce sont près de 2000 formations sur l’environnement numérique qui ont été développées par trois équipes de la Téluq. « Pour rejoindre tout le monde, on veut en mettre un peu partout », note Sopharithy Kor.
Il faut aussi trouver des sources de motivation — libération de temps, mentorat et incitatifs financiers— susceptibles de stimuler les employés du secteur public à faire cette transition numérique —un aspect qui a été un peu moins abordé lors du colloque. Alors que le système de santé manque de personnel, il faudra aussi veiller à outiller les nouveaux venus, sans que ces outils ne deviennent une charge supplémentaire.
Des outils pour les chercheurs et la relève
Les jeunes chercheurs doivent eux aussi être ciblés. Pas parce qu’ils ont besoin d’apprendre à utiliser de nouveaux outils mais parce que « cette transition soulève de nouveaux enjeux, comme l’accès aux données ou l’IA », relève le professeur agrégé au Département de physique de l’Université Laval, Philippe Després.
Sans compter les enjeux éthiques, légaux et sociaux, la communication, la gestion, le transfert de connaissances… « Il faudra aussi exposer les développeurs de l’IA aux enjeux de la santé — patients, utilisateurs, etc. », ajoute l’expert en intelligence et données.
Par ailleurs, former la relève en santé à ces outils de transformation numérique, c’est aussi tenter de mieux leur faire comprendre le traitement des données. « Il faudra que tous aient accès à un tableau de données. Pas des post-it collés sur le mur jusqu’au plafond, comme on l’a vu avec les malades de la Covid », se souvient Éric Maillet, professeur à la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke.
Pour ces futurs professionnels, incluant les futurs médecins, il serait utile de leur offrir un enseignement complémentaire obligatoire. « Les outils vont rentrer plus vite chez les jeunes. Il s’agit d’une double compétence : informatique (maths, statistiques) et médecine. Ce sera plus facile de former les médecins en informatique que l’inverse », affirme Anita Burgun, professeure d’informatique biomédicale à l’Université Paris Descartes, en France.
Ses travaux de recherche ont ciblé les étudiants en médecine de 4e année. Une quinzaine ont ainsi acquis des connaissances en intelligence artificielle dans des situations concrètes. « Ils ont dû être concepteurs de prototypes. Certains élèves étaient vraiment passionnés et ont travaillé avec des cliniciens du SAMU (Service d’aide médicale urgente) pour faciliter le triage, grâce à l’AI », détaille la chercheuse.
Du côté des gestionnaires aussi, il faudra des doubles compétences en santé et informatique. « Pour être un leader en IA en santé, ça exige un « bilinguisme ». Il faut parler autant la langue de la donnée que celle de la santé », insiste Carole Jabet, des Fonds de recherche du Québec – Santé.
D’autres initiatives menées à l’Université de Montréal, comme le Consortium Santé Numérique, contribuent à la consolidation des connaissances, appuient le recrutement de professionnels et soutiennent l’usage d’un numérique responsable en santé. « Nous sommes au service de tous ceux qui ont besoin de se former. Un autre objectif est de favoriser les échanges et les collaborations », explique la conseillère principale recherche et spécialiste de données, Pascale Béliveau.
Il faudra aussi que les différents ordres professionnels participent à ce virage. « Les ordres professionnels sont encore en contemplation du défi que cela représente. C’est important qu’ils participent. Nous devons les rallier à cette transition numérique », souligne Aude Motulsky, professeure adjointe au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé à l’Université de Montréal.
« On a tendance à oublier qu’il y a un éléphant dans la pièce : la réglementation, souvent, ne s’adapte pas aux outils. Il y a un gros travail légal à faire pour l’accès aux données, par exemple », commente Guillaume Dumas, du Centre de recherche du CHU Sainte-Justine. Ce pourrait être un tout autre dossier à régler, au moins aussi complexe que celui de la formation.
Bref, cette transition numérique de la santé a encore devant elle bien des obstacles et bien des défis.