Parler de la mort peut sembler un peu déprimant de prime abord, mais dans le cas de Daytripper, un classique de Fàbio Moon et Gabriel Bà réédité récemment dans une édition Deluxe par Urban Comics, l’exercice se transforme en touchante célébration de la vie.
Bràs est né durant une panne de courant. Toute la ville était plongée dans le noir lors de l’accouchement, mais la lumière est revenue au moment précis de sa naissance. Depuis ce temps, sa mère le surnomme affectueusement « petit miracle ». Fils de Benedito de Oliva Domingos, un écrivain brésilien célèbre, il rêve lui aussi d’être l’auteur d’un grand livre parlant de la vie, mais malheureusement, tout ce qu’il écrit est la mort, qu’il côtoie tous les jours. En effet, Bràs rédige des chroniques nécrologiques pour le São Paulo Journal. Bien que son travail ne le satisfasse pas, il possède l’art de résumer une existence entière en quelques lignes, et ses mots aident les membres de la famille et les proches à faire leur deuil, et à continuer d’avancer malgré la perte d’un être cher. Saura-t-il surmonter le syndrome de la page blanche, sortir de l’ombre de son père et accomplir ses rêves, ou est-il condamné, comme plusieurs de ses concitoyens, à se laisser porter par le flot du quotidien?
Scénarisé et dessiné à quatre mains par les jumeaux brésiliens Fàbio Moon et Gabriel Bà, Daytripper est rapidement devenu un classique de la bande dessinée depuis sa parution originale en 2010, et pour cause. En partant, la narration est assez atypique. Chacun des dix chapitres de l’album raconte un fragment de la vie de Bràs de Oliva Domingos dans un ordre qui n’est pas chronologique. Le personnage principal a, tour à tour, 32, 21, 11, 47 ou 76 ans. Il trouve également la mort à la fin de chaque chapitre. Abattu dans un bar lors d’un braquage ayant mal tourné. Percuté par un camion alors qu’il traverse la rue pour parler à une femme ayant accroché son regard. Électrocuté en tentant de récupérer son cerf-volant coincé dans les fils électriques. On peut lire sa chronique nécrologique telle qu’elle apparaîtrait dans le journal après chaque décès, et le résumé diffère à chaque fois, en fonction du chemin parcouru par Bràs, de ses accomplissements, et de l’héritage qu’il laisse derrière lui.
S’il y a une chose devant laquelle nous sommes tous égaux, c’est bien la mort, à laquelle personne n’échappe. Tout en offrant une méditation sur la mortalité, Daytripper est une œuvre lumineuse et optimiste, qui ne verse jamais dans le pathos. Il s’agit plutôt d’un plaidoyer nous invitant à vivre pleinement l’instant présent, à s’imprégner de ce que chaque endroit a à offrir, à profiter des gens qui nous entourent, et faire de sa vie quelque chose qui compte. Il ne faut jamais oublier qu’au final, l’existence est composée de petits instants que l’on n’oubliera jamais : un coup de foudre, un premier baiser, la naissance de ses enfants, mais aussi des petits plaisirs simples, comme une tasse de café, un bon repas, une chanson ou une toile nous faisant vibrer. Après tout, comme le dit si bien Jorge, le meilleur ami de Bràs, « Si tu voyages trop vite, tu ne verras rien de précis, et tu ne rencontreras personne d’intéressant ».
Gabriel Bà, dont le style graphique est beaucoup plus stylisé et artistique, se charge des couvertures de chaque numéro et des segments plus oniriques de l’histoire, mais la majorité de la mise en images de Daytripper est effectuée par Fàbio Moon, et cette édition Deluxe imprimée sur des pages de grand format permet de profiter pleinement de ses planches vibrantes. Moon croque la vie d’un trait ondoyant, qu’il s’agisse des moments plus intimes ou du charme des rues de São Paulo avec ses maisons colorées, ses marchés bondés, ou l’architecture raffinée de ses bâtiments. Il adapte son coup de crayon en fonction du sujet, et ses dessins sont plus ronds et naïfs quand vient le temps d’illustrer l’exubérance des jeux des enfants. La coloration reflète les sentiments qu’il cherche à transmettre, adoptant une palette plus froide lors des moments tristes par exemple. L’album se termine sur un carnet de croquis, ainsi qu’une bande dessinée d’une page de Craig Thompson (créateur de Blankets et Habibi) dédiée au travail des deux jumeaux.
Daytripper nous emmène à nous questionner, comme peu d’œuvres parviennent à le faire, sur notre propre existence et la façon dont nous profitons (ou pas) de notre trop court passage sur Terre. Cette bande dessinée d’une grande puissance émotive est définitivement à classer parmi les lectures qui font du bien.
Daytripper – Deluxe édition, de Gabriel Bà et Fàbio Moon. Publié aux éditions Urban Comics, 264 pages.