Le monde de la télévision et du cinéma est sans aucun doute un monde très dur. Il engage d’énormes investissements financiers. Y règnent des individus très narcissiques pour qui la seule chose qui compte est d’être vus comme des stars. C’est un travail d’équipe, et l’on sait qu’au sein d’une équipe ne règne pas toujours la plus grande harmonie. Et au moins comme dans le monde extérieur, il y règne aussi les mêmes mesquineries, jeux de pouvoir et autres discriminations stupides et arbitraires.
La pièce de Jason Sherman Dix Quatre, traduite par Jean-Marc Dalpé et mise en scène par Didier Lucien, a l’ambition de nous montrer tout cela en nous faisant rire au passage. C’est plutôt réussi, même si en voulant dénoncer tous les clichés, elle y tombe malgré elle.
Avec l’expérimenté Peter comme auteur principal, trois scénaristes, Danny – blanc et juif –, Colin – noir et jeune auteur de romans –, et Maya – femme et jeune sortie de l’Université – travaillent à la conception d’une prochaine série télé policière. Est-ce vraiment Peter – blanc et plus vieux que les autres – qui dirige le groupe? Non, car au-dessus de lui, il y a Elsa – femme et séductrice particulièrement insupportable – qui en tirant les ficelles de l’entreprise de création ne réussit qu’à y ajouter des nœuds inextricables.
Sous le contrôle et les perturbations incessantes d’Elsa (montrée comme une soldate nazie, était-ce bien nécessaire?), donc, les quatre auteurs travaillent fort pour trouver des idées, construire des situations intéressantes, concevoir des dialogues, le tout en tenant bien sûr compte du fait qu’on est dans un monde visuel et que les images fortes sont encore plus importantes que les mots pour procurer émotions et réflexions chez le téléspectateur. Du coup, leurs séances de travail mêlent l’éruption d’idées au jeu imaginé des scènes comme s’ils étaient aussi acteurs. Tout cela produit bien sûr une mise en abyme intéressante, qui est traduite par le décor où différents écrans s’emboitent les uns aux autres.
Les cinq acteurs de la pièce sont excellents dans leurs rôles respectifs et difficiles, puisqu’ils montrent alternativement leurs tentatives de prise de pouvoir, leurs frustrations, leurs résignations, leurs forces de rappels et autres émotions et stratégies suscités par la situation.
Cela est une situation frustrante en soi, puisqu’on sait qu’un scénario n’est pas une œuvre littéraire et que les idées durement mises au monde ne se retrouveront sans doute plus du tout dans l’œuvre finale. Et une situation compliquée par des demandes incessantes et parfois radicales de changements. Mais enfin, c’est le métier de scénaristes qu’ils ont choisi et tous tentent de s’y distinguer comme ils le peuvent, avec leurs statuts, leurs expériences, leurs talents et en interagissant avec le monde ambiant du racisme, du sexisme, de l’intimidation et des dégâts causés par les rumeurs diffusées sur les réseaux sociaux.
Cela fait beaucoup de choses. Trop, peut-être. Non pas qu’on se perde dans le fil de la narration qui est très compréhensible et maîtrisé, mais la tentative de répondre à tous les clichés en insufflant un peu de bon et de mauvais à chaque personnage est un peu factice. L’œuvre sent peut-être trop la construction, au détriment de l’évolution libre de chacun des personnages selon son propre destin. D’où une petite gène, même si dans l’ensemble on ne peut qu’admirer la construction et rire des situations souvent drôles et amères, avec une fin assez bien vue et qui compense certaines petites longueurs.
Dix Quatre
Texte : Jason Sherman
Traduction : Jean Marc Dalpé
Mise en scène : Didier Lucien
Avec Irdens Exantus, Alexandre Fortin, Norman Helms, Marie-Hélène Thibault et Laura Amar
Dix Quatre, du 17 janvier au 25 février 2023 à la Grande Licorne, à Montréal