On pourrait se demander quelle mouche a bien pu piquer le cinéaste Darren Aronofsky, mais rapidement, on retrouve dans les fondements même de la pièce de théâtre The Whale (que Samuel D. Hunter a lui-même adapté en scénario) la majorité de ses thématiques et de ses obsessions. Le résultat, toutefois, dérange presque continuellement pour les mauvaises raisons, ne laissant sous ses couches de mauvais goût que d’impressionnantes performances qui font de leur mieux, malgré les nombreuses circonstances déplaisantes du film.
Par écrit, voilà une prémisse à la poésie magnifique. Celle d’un homme-baleine, littéralement, hanté par tous les naufrages de son existence l’ayant mené au point de non-retour, enseveli de par son propre poids, mais aussi de tous les faux pas qui lui ont fait perdre tous ceux qui lui étaient cher. Près de sa mort imminente, il essaie une dernière tentative de réparer les liens avant de se consumer à part entière.
Au théâtre, peut-être que ce rapport fictif au déguisement de prise de masse passe un peu mieux. Au cinéma, malheureusement, on doit faire face à tout le bagage du passé qui influence indubitablement notre regard à l’ensemble. Majoritairement associé à des comédies et rarement les plus gracieuses, il est impossible de ne pas voir en ce Brendan Fraser métamorphosé et rené de ses cendres, mais portant un costume de personne obèse une nouvelle version des nombreux Big Momma, The Nutty Professor ou autres sketchs de Monty Python, pour ne nommer que ceux-là.
Effectivement, à l’instar de John Travolta, Fraser a subi les affres du temps et sa quasi-absence du milieu pourrait peut-être aider plusieurs spectateurs à y croire. Sauf que n’en déplaise au déploiement impressionnant des effets et des prosthétiques, il est néanmoins impossible de ne pas savoir que derrière tout cela se cache bel et bien un homme de chair et d’os et d’un poids plus réaliste. Puisque bien que cette réalité existe certainement, on le sait par les très nombreux détours du récit que ce poids agit presque essentiellement en guise de métaphore.
C’est peut-être d’ailleurs ce sérieux et ce désir de réalisme constamment reliés qui empêchent l’ensemble de basculer du côté de la crédibilité. Comment vouloir embrasser toutes ces fortes images évocatrices quand il nous est impossible de dépasser le stage de la croyance? Bien sûr, Aronofsky oblige, on y met bien en parallèle une lourde réflexion sur la foi et le christianisme, mais celui qui avait autrefois bien navigué sur les eaux troubles de Noah se retrouve ici d’avantage plus près de son plus laborieux mother!
Puisque voilà, ce huis-clos sur fond de création et d’aliénation il l’a déjà fait il y a environ cinq ans et ce, de façon déjà peu convaincante (sauf peut-être pour quelques initiés et convertis plus rares). C’était le premier faux pas d’un créateur d’exception qui semble bien enligné pour les multiplier, plus porté sur la provocation trop souvent gratuite plutôt que savamment dirigée.
On parle quand même de celui qui avait tout fait exploser avec son inoubliable Requiem for a Dream, cet ABC marquant sur la dépendance, une autre thématique qu’on retrouve ici, alors que notre protagoniste ne peut s’empêcher de manger ses émotions. Sauf qu’autrefois, on sentait les volontés créatrices et on se laissait guider presque aveuglément par ses instincts, ce qui n’est plus le cas maintenant.
C’est d’autant plus dommage, puisque qu’on y sent certainement la volonté d’en faire ici un film-somme, cherchant presque à tout prix à englober (ou même à gober), au propre comme au singulier, la totalité de la carrière du cinéaste.
Oui, il y a les thématiques mentionnées précédemment, qui rejoignent certains films clés de sa filmographie, mais il y en a d’autres, aussi. Par exemple, il y a ce désir de réparer les liens brisées entre un père et sa fille, comme il l’avait pourtant fait avec doigté dans le bouleversant The Wrestler, ce retour à hauteur d’homme après sa quête d’immortalité dans son ambitieux The Fountain, un autre film du cinéaste auquel le film qui nous intéresse fait penser, lorsque notre protagoniste cherche la rédemption dans la pérennité.
Dommage, alors, que le sujet de la quête obsessionnelle, tout comme celui de la perfection, qu’on a retrouvé continuellement chez Aronofsky et particulièrement dans Pi, son premier film, ou ultimement Black Swan, ne soit pas le reflet miroir de son créateur.
On a beau y admirer un talent certain pour tout mettre en scène de A à Z, donnant beaucoup de tonus à ce projet casse-gueule, profitant grandement des images de son collaborateur de toujours l’immensément talentueux Matthew Libatique, absent du générique à une seule reprise depuis plus de deux décennies, difficile d’encenser l’ensemble comme un tout cohérent.
On peut toutefois saluer les performances. Celles-ci font souvent énormément avec peu. Pas seulement à cause du huis-clos fort théâtral dont le film ne se défait jamais réellement, et pas non plus à cause de la temporalité étirée ou écourtée, c’est selon, sur à peine une semaine. Un concept évoquant certainement celui de la télésérie In Treatment (même au niveau musical d’ailleurs, quoique plus orchestral, n’en déplaise aux jolies compositions du talentueux Rob Simonsen, un autre nouveau collaborateur du cinéaste depuis que Clint Mansell a disparu de ses génériques et que son dernier collaborateur dont le travail fut éliminé soit décédé).
Mais surtout parce qu’elles donnent grandeur, prestance et dignité à des rôles pas toujours faciles à défendre. On parle beaucoup de la performance de Brendan Fraser, mais il se fait rapidement éclipser par les talentueuses femmes à ses côtés, de la jeune et rafraîchissante Sadie Sink, en passant par l’émérite Samantha Morton et la toujours merveilleuse Hong Chau.
Reléguées au concept de faire-valoir du protagoniste pour lui donner toute sa profondeur, ces actrices parviennent avec brio par exister néanmoins d’elles-mêmes et à faire comprendre leurs propres souffrances et sacrifices n’en déplaise aux élans égocentriques de l’homme principal mis en place par le récit.
Trop souvent misérabiliste, le film a aussi fortement tendance à essayer de vouloir excuser bêtement ou trop simplement les écarts. On a beau débuter dans l’indignité et montrer encore et encore les pires bassesses et humiliations, on aime rappeler la nature du deuil et de la dépression comme des motifs presque excusables pour avoir atteint un tel fond, mais aussi comme d’un rappel qu’il ne s’agit en rien de la vraie nature du personnage.
On aime rappeler que sa souffrance l’a mené là et qu’il n’a pas toujours été comme ça, même au niveau de son poids. Cette façon plutôt lâche de vouloir justifier l’existence même du récit vient sans conteste donner un goût encore plus amer au reste, qui n’aurait peut-être pas dû vouloir marier les grands élans fantasmagoriques à ceux à tout prix réalistes pour s’assurer de venir toucher et même manipuler le spectateur dans l’émotion, ce que la finale vient faire grassement.
Un peu comme si Aronofsky avait compris les reproches de son film précédent et avait tenté d’en livrer un entre-deux biaisant et compromettant maladroitement sa vision, quelque chose qu’il n’avait pourtant jamais fait jusqu’à présent, même en s’attaquant à des scénarios dont il n’était pas ou pas entièrement l’auteur.
The Whale et donc est un film qui choque, mais pas pour les bonnes raisons. Maladroit quoique fait avec un talent certain autant devant que derrière la caméra, il s’agit toutefois d’un film largement problématique qui tente de cacher ses problèmes par de la beauté (notamment par le biais de la littérature, parallèles jamais vraiment développées d’ailleurs) et si celle-ci apparaît ici et là, tout comme une indéniable tendresse, c’est certainement beaucoup trop peu ou beaucoup trop tard malheureusement.
5/10
The Whale prend l’affiche en salle le mercredi 21 décembre.