L’auteur et illustrateur canadien Jeff Lemire compte parmi les plus grands maîtres de la bande dessinée de notre époque, et avec Le labyrinthe inachevé, sa plus récente création enfin disponible en français, il livre une histoire poignante, mais jamais larmoyante, sur le deuil.
William Warren œuvre comme inspecteur de bâtiments municipaux pour la ville de Toronto. Depuis que sa fille de onze ans, Wendy, est décédée à l’hôpital des suites d’une longue maladie il y a déjà une décennie, l’homme s’est refermé sur lui-même, fonctionnant sur le pilote automatique et laissant la routine dévorer ses journées et ses pensées. Au fil des années, les traits du visage de sa propre fille se sont estompés de sa mémoire, et il craint maintenant qu’elle disparaisse complètement. Une nuit, à 3h12 du matin précisément, il reçoit un appel d’un numéro inconnu. Une voix, qui semble être celle de sa fille, déclare « Je suis au centre, Papa », avant de raccrocher. Convaincu qu’elle est encore vivante, Will fouille parmi les vieux livres de labyrinthes qu’elle adorait tant, et en trouve un qu’elle n’a jamais terminé. Superposant la page sur une carte de la ville, le père endeuillé se lance alors à la poursuite de Wendy, dans l’espoir de retrouver celle dont la disparition a laissé un immense vide en lui.
Aussi doué pour les histoires des superhéros (Animal Man, Black Hammer), l’horreur (Gideon Falls, Snow Angels), la science-fiction (Descender, Trillium) que les récits plus intimes (Sweet Tooth, Essex County), Jeff Lemire compte parmi les meilleurs, et les plus versatiles, des créateurs de bande dessinée contemporains, et avec Le labyrinthe inachevé, il livre l’une de ses œuvres les plus personnelles à ce jour. La mort d’un enfant constitue une épreuve quasi insurmontable pour un parent, mais bien qu’il aborde des thèmes difficiles et mette en scène un homme qui, après avoir tout perdu, a fini par se perdre lui-même, le récit n’est jamais lourd. Inspiré à la fois par le mythe de Thésée et les romans de Haruki Murakami, Lemire crée une autre réalité sous la membrane du monde visible, et ce monde imaginaire aidera le père endeuillé à reprendre goût à la vie, et à tisser de nouveaux liens avec ses semblables. Pour cette raison, l’album n’est pas seulement touchant, il est aussi porteur d’espoir.
S’il travaille régulièrement avec d’autres illustrateurs, comme Dean Ormston ou son fidèle collaborateur Andrea Sorrentino, Jeff Lemire assume habituellement la mise en images de ses histoires les plus personnelles, et c’est le cas du Labyrinthe inachevé. Ce n’est pas tout le monde qui apprécie son style visuel, caractérisé par un coup de crayon nerveux et un enchevêtrement de lignes mouvantes posées sur des arrière-plans peints à l’aquarelle, mais personnellement, je trouve ses dessins uniques, et immensément expressifs. L’artiste se sert de la ligne au stylo à bille rouge que sa fille traçait pour traverser ses labyrinthes comme d’un fil d’Ariane, créant un lien à travers les pages de l’album qui lui permet même de bousculer l’ordre de lecture habituel des cases. Il passe régulièrement du monde réel au monde imaginaire sans aucune transition, mais la couleur de ses planches permet de différencier l’un de l’autre au premier coup d’œil, puisque la réalité s’affiche en sépia, et la dimension onirique en bleu.
Jeff Lemire démontre une fois de plus sa créativité exceptionnelle avec Le labyrinthe inachevé, un album possédant une puissance émotive que l’on n’associe pas toujours à la bande dessinée, et que tous les inconditionnels de l’artiste voudront se procurer.
Le labyrinthe inachevé, de Jeff Lemire. Publié aux éditions Futuropolis, 256 pages.