Hofesh Shechter est un immense artiste qui a du génie à revendre. Si les deux ballets proposés dans Double Murder, dans le cadre de Danse Danse, ont des tonalités très différentes, voire opposées, ils se complètent parfaitement dans une vision comico-tragique de la condition humaine.
Le premier temps de la soirée est totalement jubilatoire. Clowns présente 10 danseurs merveilleux (six femmes et quatre hommes) vêtus de couleurs douces aux volumes proches des beaux habits de clown du 19e siècle, bouffons et paysans : chemises et pantalons amples, jupes souples à volants, collerettes ou grande veste élégante.
La musique est d’abord légère. Offenbach et l’air du french cancan ouvre sur toute une gestuelle très personnelle du chorégraphe.
Dans des danses coordonnées, les artistes fixent des yeux le public, le regardent d’un air amusé et – au passage – s’assassinent mutuellement. Cette mise en bouche s’achève sur une explosion qui fait place à une musique plus sombre, répétitive sur laquelle les danseurs expriment toute l’ironie de la confrontation de la mort administrée aux uns et aux autres et d’une danse joyeuse et totalement insouciante.
Dans une alternance de lumière et de semi-obscurité, les danseurs se tuent mutuellement et ceux qui restent vivants enchainent leur danse frivole, sans égard pour ceux qui sont tombés. On s’assassine joyeusement. Ou peut-être la violence est-elle d’un niveau tel que la psyché humaine n’est plus capable de l’absorber et rend fou tout ce beau monde.
Puisque tout est grave, rien n’est grave semble dire le ballet. On sent le paradoxe de la chute et de la gaité. Un rideau rouge de théâtre en fond de salle et des guirlandes de petits lampions semblent ajouter au message. Je me meurs, tout va bien. Je t’aime, donc je te tue.
Les danses sont merveilleusement exécutées, en coordonnées, en duo ou en solo. On a envie de bouger sur son fauteuil. Le thème demeure le même et le sentiment d’irone et d’absurdité, mais aussi d’exaltation envahit le public. Les corps tombent mais on danse avec une petite folie décalée, vive, joyeuse, folâtre… On est bien au-delà de l’indifférence. Tout est mort, tout est meurtre, tout est violence… eh bien dansons maintenant, et dansons joyeusement comme des fous.
La salle était enthousiaste et pour ajouter à l’ironie du thème, les artistes s’offrent le luxe d’une sorte de bonus comme on en trouve dans les enregistrements vidéo.
Solidarité et trépas
À cette dérision vertigineuse de la condition humaine succède, après un entracte, la deuxième œuvre de la soirée.
Sept danseurs en vêtements décontractés et colorés s’administrent des gestes de solidarité, de tendresse, de fraternité, mais encore aussi de mort. On semble bien loin du premier thème et pourtant.
La chorégraphie, avec un beau passage autour de quelque chose qui ressemble à un feu de camp avec guitare et fraternité, montre clairement le contraire. On est certes dans la recherche de l’harmonie, tout le monde s’entend bien. Mais gare à la déviance. On s’en débarrasse… C’est la quête de l’harmonie à tout prix, un peu comme ceux qui veulent faire le bien des autres sans qu’ils l’aient demandé.
The Fix, le correctif, dit bien ce dont il est question. Voici encore pointé un vrai problème de la condition humaine. Car parfois, sous les gestes d’amitié tous azimuts, comme ceux qui achèvent le ballet et où les danseurs vont vers le public, on peut craindre une perte de liberté, une mise en exil ou même un meurtre pour « le bien » des autres membres du groupe. Un bien chèrement payé, si toutefois bien il y a…