On pourrait penser qu’une série familiale comme Spirou n’est pas le bon véhicule pour parler de la Seconde Guerre mondiale, mais Émile Bravo réussit le tour de force d’aborder ce sujet sensible sans jamais trahir l’esprit du personnage avec le magistral L’espoir malgré tout, un récit se déclinant en quatre volumes et destiné à devenir un grand classique.
Quand un personnage existe depuis plus de 80 ans, il peut facilement devenir redondant et éprouver de la difficulté à se renouveler. C’est probablement pour cette raison que, depuis 2006, les éditions Dupuis donnent carte blanche à différentes équipes créatives afin qu’elles s’approprient le célèbre groom et injectent leur propre personnalité et leur vision à cette icône de la bande dessinée franco-belge. Plusieurs réinterprétations fort intéressantes ont vu le jour dans la collection baptisée Le Spirou de…, dont Fondation Z, dans lequel Spirou et Fantasio se sont vu transporter dans le futur pour une aventure de science-fiction, mais aucun livre de cette série n’arrive à la cheville de L’espoir malgré tout d’Émile Bravo, qui utilise les deux héros pour raconter l’occupation de la Belgique lors de la Seconde Guerre mondiale.
Loin des champs de bataille, dont l’écho se fait toutefois sentir constamment, L’espoir malgré tout offre un portrait à hauteur d’homme (parfois à hauteur d’enfant) de l’occupation de la Belgique par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale, des premiers bombardements au printemps 1940 jusqu’à la libération par les troupes alliées en septembre 1945. À travers les quatre volumes de la série, on assiste à la dégradation progressive de la situation. Jeunesse flamande séduite par les notions de supériorité de la race aryenne, curés antisémites, rafles de sympathisants communistes, assassinats de collaborateurs en pleine rue, enfants tellement affamés qu’ils veulent manger Spip, l’écureuil apprivoisé de Spirou, port obligatoire de l’étoile de David, déportations massives des Juifs par train et premières rumeurs des camps de concentration font glisser peu à peu la série au cœur de l’horreur historique du conflit.
L’espoir malgré tout met en vedette un Spirou adolescent, qui ne porte sa célèbre livrée de groom que dans le premier album, jusqu’à ce que le Moustic Hôtel soit bombardé, et qui ne la remettra que dans le dernier volume, pour ne plus jamais la retirer. Malgré son jeune âge, le héros (dont on apprendra qu’il a grandi dans un orphelinat et que le vrai nom est Jean-Baptiste) fait preuve d’une étonnante sagesse avec des répliques comme « Ce ne sont pas les Allemands qui sont incorrigibles, ce sont les Nazis », ou « Écouter la propagande, c’est écouter ceux qui réfléchissent à ta place… ». Toujours muni d’un mauvais caractère, mais d’un bon cœur, Fantasio incarne le Belge moyen de l’époque. Après l’aveuglement volontaire du début, qui le poussera à écrire des articles à la gloire de l’occupant dans le journal Le Soir, sa conscience finira par s’éveiller et, comme plusieurs de ses concitoyens, il résistera à l’envahisseur par tous les moyens possibles.
Pour Spirou et Fantasio, pas question de prendre les armes. Leur principal acte de résistance consiste à créer le Théâtre du Farfadet, et à présenter un spectacle de marionnettes ambulant dans lequel un vilain nommé Grochapo (une allusion pas particulièrement subtile à la Gestapo) prend un malin plaisir à affamer la population avant d’être rossé à coups de bâton. Au volant de leurs bicyclettes, les deux amis sillonneront la Belgique pour divertir les enfants durant cette période trouble avec leur message séditieux, et le double fond de leur carriole cachera souvent des denrées illégales, mais fort bienvenues auprès des habitants rationnés et crevant de faim. Après avoir réussi à s’échapper in extremis d’un train à destination d’Auschwitz au début du troisième volume, Spirou se mettra même à dissimuler des couteaux, des pieds-de-biche et d’autres outils sous la paille des wagons, afin que les Juifs aient une petite chance de s’enfuir de ces convois de la mort.
Je n’aurais jamais pensé que la lecture d’un Spirou me mettrait les larmes aux yeux, mais c’est pourtant le cas de L’espoir malgré tout, et il est impossible de rester insensible devant la puissance émotive du récit concocté par Émile Bravo. Celui-ci s’est documenté à fond pour dépeindre le quotidien de la Belgique occupée. À preuve, Spirou se liera d’amitié avec un couple d’artistes juifs, Félix et Felka, qui passeront la majeure partie de l’histoire à se cacher dans un grenier pour éviter d’être arrêtés par les Nazis. Le dernier volume nous apprend que les deux peintres ont véritablement existé. Le triomphe de la mort, l’ultime tableau peint par Félix Nussbaum avant d’être envoyé dans un camp de concentration, est d’ailleurs reproduit à la fin du quatrième album. Sans prendre son sujet à la légère, Émile Bravo trouve le moyen de glisser quelques blagues ici et là pour détendre un peu l’atmosphère des horreurs constantes de la guerre.
Les dessins d’Émile Bravo sont résolument rétro, comme s’ils avaient été effectués à la même époque où le récit prend place, et non aujourd’hui. Les couleurs terreuses de Fanny Benoit, dont la palette est dominée par le vert kaki, le gris, le brun ou le jaune caca d’oie, renforcent encore plus cet aspect vieillot. Bien que les personnages soient simples et épurés, avec des points en guise d’yeux, les visages sont incroyablement expressifs. L’artiste croque aussi bien les scènes de la vie ordinaire et la campagne belge que les bombardements, les convois militaires, ou la liesse dans les rues de Bruxelles suite à l’arrivée des soldats anglais. Comme pour les déshumaniser, les soldats allemands sont la plupart du temps montrés depuis leurs bottes, sans aucun visage. Très belles dès le début, les illustrations se font encore plus profondes et détaillées dans le troisième et quatrième volume.
Récit le plus puissant et le plus émouvant depuis les débuts de Spirou en 1938, pas étonnant que L’espoir malgré tout ait remporté le fauve de la meilleure série au festival d’Angoulême en 2022. Ce n’est pas un mot que j’utilise à la légère, mais il s’agit d’un véritable chef-d’œuvre, qui charmera autant les fidèles du petit groom que ceux qui n’ont jamais lu un seul album de la série.
L’espoir malgré tout (Première partie) – Un mauvais départ, d’Émile Bravo. Publié aux éditions Dupuis, 88 pages.
L’espoir malgré tout (Deuxième partie) – Un peu plus loin vers l’horreur, d’Émile Bravo. Publié aux éditions Dupuis, 92 pages.
L’espoir malgré tout (Troisième partie) – Un départ vers la fin, d’Émile Bravo. Publié aux éditions Dupuis, 116 pages.
L’espoir malgré tout (Quatrième partie) – Une fin et un nouveau départ, d’Émile Bravo. Publié aux éditions Dupuis, 48 pages.