Le cinéaste Todd Field a couvert le septième art de promesses et de satisfactions avant de complètement disparaître. Le voilà finalement de retour après 16 ans, méconnaissable, complètement réinventé avec entre les mains rien de moins que son magnum opus : Tár!
Il n’existe pas 50 façons d’aborder une curiosité aussi énigmatique que Tár : il faut se jeter complètement dans le vide et se laisser immerger par la proposition. Les sourcils fronceront plus d’une fois et le spectateur sera pris de plusieurs doutes, à mesure que le long-métrage démultipliera les scènes, les joutes verbales, les témoignages, les preuves et autres alors que cette reconstitution hautement convaincante d’un univers finalement carrément fictif nous prendra au jeu.
Habile et de cette assurance déconcertante qu’on a toujours trouvée chez Todd Field, l’approche ira de pair pour carrément fusionner avec sa protagoniste : la fameuse Lydia Tár du titre. Cette cheffe d’orchestre inventée de toute pièce que Cate Blanchett personnifie avec toute l’immensité qu’on lui connaît nous fascinera de bout en bout. Inutile de dire que celle qui s’est à nouveau dévouée plus que jamais pour le rôle (comme en apprenant l’allemand, le piano et comment véritablement diriger un orchestre) a toute la prestance et le talent requis pour nous empêcher de quitter l’écran une seule seconde durant les 158 minutes très denses du film.
Très post-moderne et de son époque (le film fait carrément référence à la pandémie actuelle, d’ailleurs), le film brouillera continuellement les pistes pour faire ressortir une certaine part horrifique du quotidien et de la banalité. C’est que cette femme de pouvoir est aux prises avec ses propres démons, mais aussi avec la société actuelle qui se veut bien-pensante et toujours aux aguets pour faire triompher « le bien ».
Sauf qu’on le sait tous, rien n’est complètement noir ou complètement blanc et les nuances sont beaucoup plus vicieuses qu’on voudrait le croire. Et un cinéaste qui a toujours eu à cœur les vues d’ensemble arrive cette fois à concentrer toute son attention sur un seul et même personnage qui, telle une veuve noire, tisse sa propre toile, mais également son propre piège. La choralité d’ensemble rappelant un peu lorsque Innaritu a laissé tomber ses triptyques distincts pour s’offrir Biutiful, de loin une de ses œuvres les plus mitigés en carrière.
Responsable autant de sa gloire que de ses malheurs, notre protagoniste essaie de comprendre la nouvelle réalité à laquelle elle fait face tout en n’arrivant pas à garder le contrôle sur un monde qui va toujours de plus en plus vite. Comme quoi Field, tout en s’intéressant pourtant encore grandement à tout ce qui est profondément personnel, a décidément laissé derrière lui les déboires des banlieues et des petits villages et que ceux qui s’attendaient au réconfort mélodramatique de ses magnifiques In the Bedroom et Little Children, seront sans contredit mis au défi.
Et disons que le grand public n’est pas nécessairement ce que Field a en tête. Son œuvre d’une précision chirurgicale ne cherche définitivement pas à plaire au plus grand nombre. Au contraire, on fascine, on hante et on pousse constamment le questionnement partout et nulpart à la fois, ouvrant plus de portes de discussions qu’on ne prend de temps pour refermer ses voies avec des réponses ce qui ne fera décidément pas l’affaire de tous.
Sauf que cette démarche se veut plus que gagnante puisque son Tár reste en tête. Il gruge, il tourmente et il se défile sous nos yeux à chaque instant, où l’on croit à tort avoir commencé à en percer ses secrets. Essayez de vous défaire de cette fin qui donne seulement envie de s’égarer encore plus longuement dans cet univers pourtant si près du nôtre…
Ce n’est pas pour rien, non plus, que sa construction fascine autant que le reste, augmentant toujours significativement son rythme (tout comme son montage et la durée des plans et des scènes). C’est aussi une toute nouvelle équipe qui épaule le cinéaste, comme les Allemands Florian Hoffmeister aux images et Monika Willi au montage, une fidèle collaboratrice de Haneke, un cinéaste réputé pour sa volonté d’inconfort et de déstabilisation chez le spectateur.
Le mieux est donc d’en savoir le moins possible et d’avancer en pleine confiance, aveuglément, face à l’œuvre d’artistes en pleine possession de leurs moyens, prêts à nous en mettre plein la vue et les oreilles, oui, mais aussi à tout remettre en question. Comme quoi la personne qui ressort du visionnement d’un film comme Tár n’est assurément pas la même que celle qui y est entrée.
8/10
Tár prend l’affiche en salle ce vendredi 21 octobre.