Les compagnies d’assurance se retrouvent dans une position unique en son genre. D’un côté, elles paient de plus en plus cher pour les dégâts causés par les événements météorologiques extrêmes. De l’autre, elles financent et soutiennent une industrie qui contribue au réchauffement. Peuvent-elles mettre de la pression sur cette industrie?
Traditionnellement, ces compagnies s’appuyaient sur des données historiques pour évaluer les risques de tempêtes et de feux de forêt, et facturaient leurs clients en fonction de ces risques. Mais ces calculs ne tiennent plus. Dans le dernier rapport du GIEC, on peut lire que les risques climatiques deviennent plus complexes à évaluer et plus difficiles à gérer, en plus du fait que deux ou trois crises peuvent éclater en même temps. Le niveau des eaux est plus élevé, les canicules sont plus intenses, les ouragans plus forts…
Ce qui pose un problème existentiel pour l’industrie de l’assurance, qui avait depuis longtemps été un acteur-clé du système économique face aux catastrophes, résume l’expert des finances climatiques Zac Taylor, aux Pays-Bas. Lorsqu’il devient « plus difficile ou plus coûteux d’assurer, ça a des ramifications dans l’ensemble du système ».
D’ores et déjà, des assureurs ont haussé leurs primes et se sont retirés de régions qu’ils considèrent trop risquées. « Les gens ordinaires vont ressentir cela de deux façons », poursuit Taylor. « Soit leur assurance va leur coûter beaucoup plus cher, soit ils ne seront plus capables d’en avoir une. »
Et parce que c’est un marché mondial, les gens risquent de payer encore plus, même quand un événement extrême frappe une autre partie du monde. « S’il y a une inondation dramatique en Allemagne, un feu de brousse en Australie, un typhon au Japon, alors l’assurance pour un propriétaire de maison en Floride va coûter plus cher —qu’il y ait ou non un ouragan en Floride. »
Assurer les pollueurs, ou non?
Parallèlement à tout cela, les compagnies d’assurance détiennent aussi un grand pouvoir sur la transition énergétique. Elles peuvent soutenir ou bloquer des projets d’exploitation des carburants fossiles en choisissant de les assurer ou non, et pour quel prix. En théorie, accélérer le passage aux énergies vertes réduirait leur exposition aux événements météorologiques catastrophiques.
Selon une analyse de la firme de consultants McKinsey en 2021, les dépenses dans des pistes de solutions telles que des fermes d’éoliennes ou des installations de recharge de véhicules électriques, pourraient conduire à des primes d’assurance de 10 à 15 milliards. En comparaison, le marché du pétrole et du gaz est évalué à 18,5 milliards$ en primes annuelles, selon un rapport de 2021 du groupe environnemental Insure Our Future.
Il faut aussi savoir que le marché de la réassurance — les compagnies qui sont en quelque sorte les « prêteurs de dernier ressort » et qui garantissent la solvabilité de l’assureur — compte un petit nombre de gros acteurs, au point où il suffirait de peu de choses pour qu’un virage se produise, explique Regina Richter, co-auteure de ce rapport. « Même une industrie aussi puissante que le pétrole ou le gaz va devoir, à un moment donné, se tourner vers les réassureurs. Si juste une poignée de compagnies font ce virage, ça fait une grosse différence. »
Or, pour l’instant, en dépit des appels urgents — notamment par l’Agence internationale de l’énergie— à cesser d’ouvrir de nouvelles mines de charbon ou de nouveaux forages gaziers ou pétroliers, l’industrie de l’assurance n’a pas semblé à l’écoute, reprochent les militants environnementaux qui en appellent à sortir les investissements des carburants fossiles.
Munich Re, la plus grosse firme de réassurance du monde, qui lance des alertes sur les dangers des changements climatiques depuis plus d’un demi-siècle, continue pourtant d’approcher des compagnies qui « gèrent de grandes quantités d’hydrocarbures », selon son site.
La compagnie a toutefois cessé d’assurer les mines de charbon et leurs centrales en 2018. Plus récemment, elle a affiché des cibles de réduction des gaz à effet de serre (GES), pour les projets qu’elle assure dans le gaz et le pétrole, de 5 % d’ici 2025, avec un objectif de carboneutralité en 2050.
« On pourrait alléguer que ça pourrait être plus vite », reconnait Ernst Rauch, qui occupe le poste de climatologue en chef chez Munich Re. « Le problème est que si nous nous retirions dès demain du marché de la couverture des carburants fossiles, l’industrie sera encore là, parce que la demande est là. »
Des compétiteurs ont par contre prouvé qu’une action plus énergique était possible. Swiss Re et Hannover Re, les deuxième et troisième plus grandes firmes de réassurance du monde, ont cessé d’assurer des projets gaziers et pétroliers. Dans une déclaration écrite, Hannover Re a fait part de ses plans que soient réduites de 30 % d’ici 2025 les émissions de GES des projets dans lesquels elle investit, quoique elle a refusé de mettre un chiffre sur la valeur de ses investissements. Deux autres gros réassureurs, China Re et Lloyd’s, n’ont pas répondu aux demandes d’entrevues à ce sujet.
Les militants espèrent de leur côté que si davantage de compagnies d’assurance s’excluent des nouveaux projets gaziers et pétroliers, les compagnies de l’énergie vont avoir plus de difficultés à extraire de nouveaux carburants. C’est déjà le cas avec le charbon, explique Regina Richter. « Certaines centrales au charbon ont beaucoup de difficultés à s’assurer — et lorsqu’elles le peuvent, c’est plus cher — alors elles doivent se demander si ça fait encore du sens ou non. »