Considéré comme l’un des dix meilleurs romans graphiques de 2020 par le New York Times, il aura fallu deux bonnes années avant que l’album Breakwater de l’artiste britannique Katriona Chapman soit enfin disponible en version française. L’attente en valait-elle la peine?
Le Breakwater n’est pas un multiplex géant et clinquant comme on en retrouve trop de nos jours, mais plutôt un petit cinéma de quartier sympathique à Brighton en Angleterre ne comptant que trois salles. Bien que ses billets soient les moins chers de toute la ville, la fréquentation n’a fait que diminuer au cours des dernières années, et même le « gros » achalandage du vendredi soir se limite tout au plus à une douzaine de personnes. Chris Williams, une femme dans la quarantaine, y travaille depuis une vingtaine d’années, et sa vie personnelle semble tristement encore plus vide que les salles du cinéma qui l’emploie.
Puisque Ted, le propriétaire alcoolique du Breakwater, passe davantage de temps au pub du coin que dans son propre établissement, Chris est la véritable gérante des lieux. Un beau jour, elle est appelée à former un nouvel employé. Elle a peu de choses en commun avec Daniel, un homme asiatique, gay et souffrant d’un trouble de personnalité borderline. Pourtant, à force de bosser ensemble, ils deviendront les meilleurs amis du monde. À travers cette relation, Chris sortira de son cocon, reprendra de l’assurance, et envisagera même de compléter ses études en travail social qu’elle a abandonné, il y a plusieurs décennies, pour s’occuper de sa mère.
Katriona Chapman a déjà travaillé au Breakwater, un lieu aujourd’hui fermé, et elle puise dans ses propres expériences pour dévoiler les coulisses d’un cinéma. Axé sur les relations humaines se tissant au fil du temps entre les employés, le roman graphique montre comment, lorsque la projection est en cours, les employés fraternisent, se glissent dans la salle pour aller voir le film, et discutent entre eux de toutes sortes de sujets, qu’il s’agisse de la théorie de l’évolution, de leurs familles, ou de leur vie amoureuse. On est également témoin de l’agressivité et de la condescendance des clients envers le personnel pour des motifs aussi puérils que l’absence de Coke au kiosque alimentaire, ou le refus de ramasser les gobelets vides qu’ils ont jeté par terre.
Au-delà de l’histoire personnelle de Chris, Breakwater brosse surtout le portrait du secteur des service, où l’on retrouve souvent des gens ne répondant pas aux attentes d’une société axée sur la carrière et la réussite. La différence entre ceux qui occupent ce genre d’emploi dans leur jeunesse, et ceux qui y sont toujours à quarante ans, est aussi explorée. Grâce à sa galerie de personnages foncièrement humains, l’histoire est vraiment touchante et, à plusieurs égards, évoque un long-métrage de Jim Jarmusch, puisque Chapman sait dessiner le temps qui passe. Protagonistes fumant une cigarette, marchant dehors, ou regardant la télévision évachés sur le divan, le contraste entre la vie ordinaire et celle dépeinte dans les films est frappant.
Même s’ils sont en noir et blanc, les dessins au fusain, à la mine et au feutre de Katriona Chapman possèdent beaucoup de profondeur, grâce à l’utilisation impeccable des textures crayonnées et des teintes de gris. Contenant beaucoup de cases atmosphériques, sans paroles, les images de l’artiste transmettent à merveille la mélancolie d’une ville balnéaire hors-saison, quand les touristes sont partis. Elle esquisse les salles de cinéma obscures, le hall d’entrée désert, les motifs sur les tapis, et utilise les affiches des films à l’affiche (Lego Movie 2, Green Book ou John Wick: Parabellum) comme des marqueurs de temps. Elle croque de jolies images du quartier de Brighton, parfois sur une pleine page, avec ses quais et ses petites rues aussi désertes que le Breakwater.
Si vous aimez les romans graphiques misant davantage sur l’émotion et les personnages que l’action, vous apprécierez le Breakwater de Katriona Chapman dont le récit intimiste, à l’image de la vie, s’avère doux-amer.
Breakwater, de Katriona Chapman. Publié aux éditions Futuropolis, 168 pages.