Plutôt que de réduire la pauvreté extrême, l’expansion du capitalisme, à partir du 16e siècle, a été associée à une détérioration dramatique du bien-être et du filet social humains. Voilà la conclusion d’une étude réalisée par des chercheurs de l’Universitat Autonoma de Barcelona, en collaboration avec l’Université Macquarie.
L’étude en question, écrivent les chercheurs, qui ont publié leurs travaux dans World Development, démontre que ce nouveau système économique a entraîné une baisse des salaires sous le minimum viable, une détérioration de la stature humaine, et une forte hausse de la mortalité prématurée.
Il est souvent tenu pour acquis qu’avant le 19e siècle, la vaste majorité de la population vivait dans un état de pauvreté extrême, n’avait pas accès à des biens essentiels comme la nourriture, et que le développement du capitalisme a permis d’obtenir une amélioration constante et particulièrement importante des conditions de vie.
La nouvelle étude, supervisée par Jason Hickel, remet ces affirmations en question. Les travaux démontrent que les données employées pour prétendre que c’est bel et bien le cas ne tiennent pas correctement compte des changements dans l’accès aux biens essentiels.
De fait, les chercheurs affirment que les données traditionnellement mises de l’avant ne représentent pas un bon équivalent du bien-être humain et pourraient donner l’impression que des progrès sont enregistrés, même lorsque les normes en matière de santé se détériorent.
Les experts ont ainsi utilisé une approche alternative pour reconstruire l’histoire du bien-être humain. Pour ce faire, ils ont analysé trois indicateurs empiriques – les vrais salaires (en lien avec un panier de produit de subsistance), la taille moyenne des individus et leur mortalité –, le tout réparti dans cinq régions du globe (Europe, Amérique latine, Afrique sub-saharienne, Asie du Sud et Chine), à partir de l’avènement de l’économie capitaliste mondiale, au 16e siècle.
Trois constats
Leur analyse mène à trois conclusions. D’abord, ils ont constaté qu’il était improbable que la pauvreté extrême eut été normale, ou universelle, avant le 19e siècle. Des données sur les salaires réels indiquent qu’historiquement, les travailleurs non qualifiés en région urbaine tendaient à gagner suffisamment pour couvrir leurs besoins essentiels, comme la nourriture, les vêtements, et un toit au-dessus de leur tête. La pauvreté extrême a eu tendance à se développer pendant les périodes de grands troubles sociaux, comme durant les guerres, les famines et les épisodes de dépossession, particulièrement sous le colonialisme.
« Si quelqu’un tient pour compte que la pauvreté extrême était quasiment universelle, par le passé, alors cela peut sembler être une bonne nouvelle que seulement une fraction de la population en souffre aujourd’hui », mentionne Dylan Sullivan, principal auteur de l’étude.
« Mais si la pauvreté extrême est un symbole de détresse extrême, relativement rare sous des conditions normales, alors nous devrions grandement nous inquiéter que des centaines de millions de personnes continuent de souffrir de cette façon, de nos jours. »
La deuxième conclusion est que plutôt que d’assurer le progrès des enjeux sociaux, l’arrivée et l’expansion du capitalisme a entraîné une dégradation dramatique du bien-être humain. Dans toutes les régions évaluées, le procédé d’incorporation dans le système capitaliste mondial a été associé à un déclin des salaires sous le seuil minimum viable, une détérioration de la stature humaine, et une forte augmentation de la moralité prématurée.
« Cela s’explique par le fait que le capitalisme est un système non démocratique où la production est organisée autour de l’accumulation par les élites, plutôt qu’autour des besoins humains », indique encore M. Sullivan. « Pour maximiser les profits, le capital cherche bien souvent à réduire les coûts de la main-d’oeuvre à l’aide de procédés de compartimentalisation, de dépossession et d’exploitation. »
Finalement, les auteurs ont découvert que la sortie de cette longue période de misère n’a eu lieu que récemment : le progrès, en matière de bien-être, a débuté à la fin du 19e siècle dans le nord-ouest de l’Europe, et au milieu du 20e siècle dans l’hémisphère sud. MM. Sullivan et Hickel notent que cela coïncide avec l’arrivée des mouvements syndicaux, les partis politiques socialistes et la décolonisation.
« Ces mouvements ont redistribué les revenus, mis sur pied des services public, et tenté de réorganiser la production autour des besoins des gens », a déclaré Jason Hickel. « Le progrès semble venir du côté des mouvements sociaux progressistes. »