Aurait-on pu choisir plus glorieux, plus dantesque, plus extraordinaire, comme début de saison pour l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM)? En ressortant de la Maison symphonique, samedi, et en essuyant au passage une larme d’émotion provoquée par la présentation de la symphonie Résurrection, de Gustav Mahler, il est permis d’en douter.
Mais faisons les choses comme il se doit; il serait bien dommage, pour un concert d’une telle perfection, de brûler inutilement des étapes. Car avant la grandeur de Mahler, il y a eu Time, une oeuvre de Thomas Larcher, une création co-commandée notamment par l’OSM, mais aussi par quelques autres orchestres d’un peu partout à travers le monde. Et Time, composée par Thomas Larcher (qui est non seulement toujours vivant, mais qui est aussi venu sur scène recueillir les vivats du public, à la fin de la performance), détonne pour une oeuvre présentée à la Maison symphonique.
Non pas que l’OSM n’ose pas, à l’occasion, sortir des sentiers battus. Mais il faut croire que le nouveau chef, Rafael Payare, voulait décidément marquer les esprits des mélomanes. Time, donc, tiens autant de la bande sonore du film de science-fiction que de l’accompagnement musical angoissant des thrillers ou, mieux (ou pire) encore, des films d’horreur.
Dès les premières notes, on a l’impression d’être en présence de quelque chose ou de quelqu’un d’autre. Cet autre qui nous guette, nous suit pas à pas, sans vraiment se faire remarquer, mais ce picotement, dans le bas du dos, nous rappelle que nous ne sommes pas seuls.
Sommes-nous vraiment traqués? Sommes-nous plutôt envahis? La tension monte, monte, monte encore… Ici et là, des accords sont joués de façon discordante, parfois avec des instruments aléatoires, presque accidentels. Le tout créé une atmosphère presque dérangeante, faite de bruits artificiels qui n’auraient pas dépareillé lors du Sacre du printemps…
Une vingtaine de minutes après son début, Time prend fin. L’être, l’autre, la créature s’est envolée. Ou est-elle seulement aller se terrer en coulisses, prête à bondir au premier moment venu?
Une résurrection au temps de la crise
Vint ensuite la résurrection. Avec huit contrebasses, s’il vous plaît! Était-ce un signe des choses à venir? Quoi qu’il en soit, on peut se demander si M. Payare a choisi cette oeuvre parce qu’il aime les défis, parce qu’il avait envie d’en mettre plein la vue (et les oreilles), ou parce qu’il savait qu’il possédait le talent nécessaire pour réussir à contrôler les forces qu’il risque de déchaîner. Ou peut-être les trois options toutes en même temps… qui sait?
Ce que l’on sait, c’est que l’heure est grave. Après tout, qui dit résurrection dit non seulement une oeuvre aux possibles accents religieux, mais surtout un processus de nouvelle naissance, de retour à la vie. Et pour revenir à la vie, il faut d’abord mourir. Le choix de cette symphonie est d’ailleurs tout à fait approprié, en cette époque de crise économique, sociale, démocratique et climatique. Sommes-nous dignes de rédemption? Cela vaut-il seulement la peine que nous soyons sauvés?
Tout au long des 80 minutes que durera ce voyage entre la damnation et le salut, Rafael Payare sera en contrôle. Oh, on sentira bien, ici et là, cette énergie folle lui traverser le corps, des pieds à la tête. À un point tel, en fait, que ses pans de chemise finiront par quitter son pantalon; il n’y a pas à dire, si Kent Nagano était lui aussi passionné, cette fois, Rafael Payare extériorise davantage cette électricité folle qui semble se transcrire en mouvements fébriles des mains.
Pendant 1h20, donc, le chef et ses musiciens nous transportent, nous font vivre la joie comme la peine, le bonheur comme la colère. Et un doute nous assaille : à quoi peuvent bien servir ces choristes que l’on voit assis, dans le fond de la salle, mais qui demeurent étrangement silencieux? Qui ira s’installer derrière les lutrins disposés de part et d’autre de l’orgue, tout en haut? Et pourquoi l’organiste, assis et quasiment immobile devant le clavier de son instrument, n’en joue-t-il pas?
La réponse à toutes ces questions se fait jour lorsque des notes s’échappent d’une régie située derrière le public : en programmant Résurrection, Payare ne s’est pas seulement assuré de donner tout un spectacle, mais d’utiliser la salle de concert à son plein potentiel. Ne manquent plus que les machines à fumée, les lasers et les confettis pour que l’on passe du côté de l’excès.
Et devant cette musique qui tonne de tous côtés, devant ces choristes et ces solistes qui s’en donnent à coeur joie, devant cet OSM « crinqué jusqu’à 11 », devant notre coeur qui bat à tout rompre et nos yeux grands écarquillés, le déclic se produit : la musique n’est pas seulement un langage, elle est une façon d’être. Et cette porte, c’est Rafael Payare et ses musiciens qui l’auront ouverte de parfaite façon.
Voilà donc pourquoi ce journaliste a essuyé des larmes après que la dernière note eut retenti : parce que l’OSM, avec son concert d’ouverture de la saison 2022-2023, aura montré que nous sommes bel et bien dignes d’être sauvés. Ne serait-ce que pour présenter des oeuvres aussi magistrales. Du grand, grand art.