Démystifier la sphère complotiste, avec ses myriades de ramifications, pourrait sembler être peine perdue; après tout, il est rare qu’une journée ne s’écoule sans qu’une nouvelle théorie, souvent encore plus farfelue que les autres, n’apparaissent en ligne ou ailleurs. Pourtant, Scott DeJong, doctorant de l’Université Concordia, a non seulement cherché à comprendre comment circulent les théories du complot, mais aussi à transmettre ces notions à d’autres personnes. Son outil? Le jeu de société.
« L’idée m’est venue il y a un peu moins d’un an et demi, lorsque je prenais un cours sur les jeux de guerre et le design de jeux de simulation dans l’armée; nous parlions de la façon dont ces jeux de guerre servent à simuler des conflits et des batailles, et je me disais que je voulais m’intéresser à ce sujet, mais que je voulais aussi que cela corresponde à mes intérêts, et je me suis donc demandé de quel genre de guerre parlent les gens dans mon monde, qui est celui de l’éducation, qui n’est pas celui des chars et des fusils. Je me suis rendu compte que cette guerre était celle pour la vérité, avec la désinformation en ligne », mentionne M. DeJong, lors d’une entrevue accordée à Pieuvre.ca.
« Je me suis ensuite demandé ce qui se passerait si on commençait à penser à cette guerre pour la vérité sous l’angle des jeux de guerre et d’une simulation. Et donc, dans cette classe, en tant qu’étudiant au doctorat, j’ai commencé à jouer avec cette idée, avec une équipe des rouges, une équipe des bleus, des lignes de front… J’explorais donc cette analogie en lien avec la désinformation. »
Après la fin de ce cours, M. DeJong a réussi à obtenir du financement pour explorer davantage cette idée de guerre pour la vérité sous la forme d’un jeu de société; au fil du temps, le jeu n’a plus porté sur l’idée générale de la désinformation, mais plus spécifiquement sur les théories du complot. « C’est quelque chose de plus tangible, quelque chose que le public peut mieux comprendre que la désinformation, puisque c’est un concept tellement abstrait », explique-t-il.
L’un des défis, lorsqu’est venu le temps de concevoir ce jeu sur les théories du complot, fut de ne pas être submergé par « l’océan de contenus » liés à cette sphère aux contours mal définis. « Il y a tellement de choses, là-dedans… », reconnaît Scott DeJong.
« Si nous disons que la désinformation est une forme de contenu, que la mésinformation est un genre de contenu, que les fausses nouvelles, les conspirations… Tout cela est différent, tout en s’unissant dans une sorte de tout. Et même pour les théories de la conspiration, il y a tellement de choses, là-dedans. Récemment, un sondage indiquait, je crois que 44 % des Canadiens, voire davantage, croyaient à une sorte de théorie de la conspiration. Ce qui est fascinant, d’un côté, mais qui montre aussi l’ampleur du problème. Pour moi, en termes de l’ampleur et de la complexité du projet, nous touchons à quelque chose de délicat, puisque cela a un impact sur les croyances des gens. Comment pouvons-nous parler de ce qui se passe, sans parler des opinions et des biais des gens? »
Le jeu de société s’est ainsi orienté vers un processus expliquant le mouvement des idées, des théories du complot, en partant de 4Chan, puis vers Reddit, Twitter et enfin Facebook, plutôt que de dire « hé, ceci est une théorie du complot, et vous êtes complètement dans le champ si vous y croyez », explique encore M. DeJong.
« En observant la façon dont ces contenus circulent, il faut espérer que les participants commenceront à se poser eux-mêmes des questions sur le genre de contenus qu’ils consomment, et pourquoi ces informations se retrouvent sur leur fil de nouvelles, par exemple. »
Reptiliens du monde, unissez-vous!
Pour tenter de désamorcer les tensions, deux théories « ridicules » ont été choisies. « Du moins, des théories qui, je l’espère, auxquelles les gens n’adhèrent plus de façon concrète », indique M. DeJong. « L’une d’entre elles vient des années 1970, avec une idée tirée de la science-fiction selon laquelle des extraterrestres reptiliens ont pris le contrôle du monde; l’autre, plus récente, qui avance que les oiseaux n’existent pas. Pour ce dernier cas, les créateurs de la théorie ont clairement affirmé que cela n’était pas vrai, et qu’ils avaient lancé cette fausse rumeur de façon satirique. »
« Je crois que le côté humoristique de ces deux théories absurdes vient contrer les tensions qui pourraient apparaître autour de la table, lors d’une partie », mentionne encore M. DeJong.
« Et je sais, pour parler à mes collègues qui travaillent en éducation, les gens que je connais qui enseignent, qu’il y a déjà des tensions dans les classes, en raison de ce dont les parents discutent à la maison, ou ce que les gens voient sur YouTube, par exemple. »
Pourquoi un jeu de société, en fait? Pourquoi pas un jeu vidéo, plutôt? Pour Scott DeJong, cela s’explique de plusieurs façons : tout d’abord, produire un jeu vidéo est plus complexe, puisqu’il faut s’occuper des visuels, mais aussi des contrôles, y ajouter de la musique, s’assurer que les mécaniques fonctionnent… voire même apprendre la programmation, quand il ne s’agit pas plutôt de trouver des développeurs, le tout sur un budget de recherche forcément limité.
La deuxième raison, « c’est que dans un jeu vidéo, à moins que l’on ne vous prenne spécifiquement pas la main pour vous les montrer, les mécaniques d’un jeu vidéo sont cachées ». Alors que dans un jeu de société, les mécaniques sont directement présentées aux joueurs, non seulement sous la forme de règles, mais aussi à chaque tour, lorsque vient le temps de jouer, à son tour.
D’ailleurs, puisque le projet est éducatif, le jeu conçu par M. DeJong, Lizards and Lies, est disponible gratuitement en ligne. Il est ainsi tout à fait possible de l’imprimer chez soi, ou d’en faire fabriquer une copie de meilleure qualité, et d’y jouer avec d’autres personnes. Histoire, certainement, de mieux comprendre comment circulent les théories de la conspiration, afin d’apprendre à les repérer et, espérons-le, les contrer.
« D’ailleurs, si le jeu devient soudainement injouable, les joueurs peuvent se demander pourquoi les mécaniques ne fonctionnent plus, et cette réflexion peut elle aussi être très utile », indique Scott DeJong.
« C’est bien quand un jeu sert aussi d’outil qui permet de se poser des questions, et non pas uniquement comme source d’informations. »