« J’ai longtemps attendu avant de nous faire vacciner, mon fils et moi. Parce qu’il est autiste, j’avais des craintes sur les effets à moyen et long terme des vaccins – tous les médicaments comportent des risques et c’est normal – alors je prenais mon temps », raconte Alejandra, aujourd’hui doublement vaccinée contre la COVID, tout comme son garçon.
La maman de 53 ans, originaire du Mexique, depuis 21 ans au Québec et épouse d’un Québécois, se faisait particulièrement du souci pour son garçon de 17 ans. « Mon enfant est non-verbal alors comment il va dire qu’il ne se sent pas bien après le vaccin, et qu’il fait une myocardite? Je ne voyais pas les bénéfices de cette vaccination. »
Lorsque se multiplient les obstacles, les hésitants restent à l’écart de la vaccination. Des conditions particulières de santé, ou le manque d’accompagnement dans de telles situations, ou des croyances personnelles, contribuent aux craintes et à la méfiance face aux vaccins et aux autorités. Et c’est sans compter l’immigration récente ou les langues officielles peu ou mal maîtrisées.
« On a beaucoup mis l’accent sur l’hésitation comme un facteur lié aux perceptions et aux croyances, alors on ne parlait pas du tout de l’organisation des services de vaccination ou de l’accès au système de santé. La pandémie a vraiment mis en lumière des inégalités dans la vaccination causées en partie par des barrières structurelles de discrimination, de racisme et de moindre accès au service », explique l’anthropologue médicale à l’Institut national de santé publique du Québec, Ève Dubé.
Par exemple, des groupes ont eu de moins bonnes couvertures vaccinales pour des raisons en apparence aussi banales que des difficultés à prendre rendez-vous en ligne (littératie numérique, accès à un ordinateur ou à Internet, mauvaise compréhension de l’anglais ou du français). « Ils ne savaient donc pas où aller, ou bien ils avaient des barrières importantes pour consulter un professionnel de la santé. Si, en plus de ces difficultés, on est victime de racisme quand on se présente pour d’autres problèmes de santé, on va être beaucoup motivé et plus hésitant à se faire vacciner. Ce n’est pas mutuellement exclusif », rappelle Ève Dubé.
Alejandra pense qu’il est fort possible que toute la famille ait contracté la Covid autour de Noël. « Il y a tellement de monde qui a eu Omicron en décembre, alors je pense que nous l’avons eu, même mon mari triple-vacciné, mais il n’y avait pas de tests disponibles. »
La période de Noël a en effet été compliquée pour avoir des tests de dépistage. Or, ce que l’on sait, c’est qu’il existerait un lien entre le peu de dépistage et le peu de vaccination dans certains quartiers où la population multiculturelle est plus importante.
Dans ces quartiers excentrés comme Montréal-Nord ou Parc-Extension, les experts de la santé publique ont ainsi noté de plus faibles taux de vaccination. « C’est plus compliqué de rejoindre le monde, alors nous avons mis en place des brigades mobiles de vaccination qui allaient dans les parcs, les églises, les centres d’achats, et faisaient même du porte-à-porte », explique Marie-Josée Lemieux, la chef de service santé publique du territoire du CIUSSS Centre-Sud (voir encadré).
Depuis, Alejandra s’est fait vacciner deux fois avec son fils, essentiellement pour pouvoir voyager au Mexique à la fin de l’hiver. Mais la maman reste avec de nombreux questionnements. « J’ai encore des craintes pour les effets à moyen et long terme du vaccin Covid. S’il est moins sécuritaire, est-ce que la compagnie sera responsable ou le gouvernement? »
Angelina, 37 ans, originaire de Colombie, et qui, elle, n’était toujours pas vaccinée en février dernier, partage ses questionnements. « Je prends déjà beaucoup de médicaments et pour moi, la Covid, je vois ça comme une forte grippe, alors pourquoi ne pas prendre un médicament si je l’attrape, plutôt qu’un vaccin que je ne connais pas? », tranche la technicienne en télécommunication.
Toutes les deux partagent l’impression de ne pas avoir eu toute l’information, de manière claire et compréhensible, pour être rassurées. Angelina est moins à l’aise avec le français – elle est actuellement en cours de francisation.
Les freins de la langue et du manque de représentation
« Je ne suis pas très bonne en français », convient à son tour Juliana, 42 ans, résidente du quartier Bordeaux-Cartierville et originaire du Mexique.
Au Québec depuis 4 ans, elle n’était toujours pas vaccinée en mars dernier. « Je ne crois pas à la Covid. Je pense que tout ça, c’est un « big show » pour nous changer, notre manière de travailler, etc. C’est le gouvernement ou je ne sais pas qui, derrière tout ça, il fait peur aux gens et ça va prendre peut-être 4 ou 6 ans, et après, il va obtenir son objectif », tranche la maman d’un enfant de 4 ans. Elle précise qu’elle n’est toutefois pas antivaccins: quand elle était petite, au Mexique, elle a reçu ses vaccins pédiatriques. Sa fille les a reçus ici.
Comme le rappelle Lucie Tremblay, directrice de la campagne de vaccination du CIUSS de l’Ouest de l’île, il est souvent nécessaire de s’appuyer sur les milieux communautaires et les leaders des quartiers afin de faire passer le message. « Il nous faut communiquer dans 15 langues différentes. Nous avons eu un camion crieur : cantonais, bengali, etc. Certains quartiers offrent un gros défi de traduction ».
Une autre stratégie a été d’inclure les visages de personnes de ces communautés sur des affiches: c’est l’initiative de Tammy Buy, étudiante à maîtrise de santé publique de l’Université McGill, WeCanVax, lancée avec un étudiant à la maîtrise en épidémiologie de la même université, Nehal Islam (voir encadré).
Cette fille de deux réfugiés vietnamiens connaît bien les difficultés que rencontrent les communautés multiculturelles au Canada pour s’intégrer dans un nouveau pays. « Il importe de s’adresser aux gens dans leur langue et de les représenter pour qu’ils se sentent interpellés. Le gouvernement ne l’a pas fait», relève Tammy Bui.
Recevoir de l’information dans leur langue ou par quelqu’un de leur communauté, est-ce que cela pourrait faire changer d’avis Angelina, Juliana et les autres hésitants? C’est plus compliqué que ça en a l’air, notamment pour des questions de géographie: la partie ouest de l’île de Montréal est un grand territoire qui accueille une population très diversifiée.
« Ce ne sont pas juste des « anglophones nantis ». Il existe des enclaves de pauvreté où la couverture vaccinale est un réel défi (Saint-Pierre, Pierrefonds, etc.), où il faut adapter nos stratégies, comprendre les situations stressantes, saisir le contexte. Cela prend une lecture fine », explique Florente Demosthène, coordonnatrice aux activités de santé publique du CIUSS du Centre-Ouest de l’île de Montréal.
Et ce n’est pas juste une question de langue. Il y a des visions de la santé propres à certaines communautés, dont la religion ou les croyances en matière de santé peuvent contrevenir à certaines recommandations de la santé publique québécoise – comme la notion de karma, par exemple.
« Il faut comprendre les différents groupes, certains sont moins informés et d’autres sont les victimes de la désinformation, mais tous sont anxieux. Certains viennent à reculons, malgré leur conviction et sous la pression, alors il y a beaucoup de colère et un sentiment d’injustice. Nous ne sommes pas là pour juger, juste pour accompagner », rappelle la coordonnatrice.
Les « vaccins VIP »
Une des choses qui ressort des entrevues avec des personnes issues des communautés, c’est le sentiment de ne pas avoir parfois le même traitement que le reste de la population. « Le monsieur, à l’entrée du centre de vaccination, il me dit que le vaccin que vous cherchez « c’est pour les VIP » et que je dois me contenter de ce qu’il y a. Un smoothie dans mon corps, non merci ! », affirme Halima, une maman âgée de 41 ans et originaire d’Algérie.
Les problèmes d’inégalités sociales existaient bien avant la Covid-19. La pandémie les a exacerbés.
« Des fois, ça ne prend pas grand chose, juste d’accompagner la personne isolée et âgée au centre de vaccination. Parce qu’être à plus d’une heure d’un centre de vaccination, si on habite à Montréal-Nord ou à Pointe-aux-Trembles, c’est compliqué », souligne Isabelle Ruelland, sociologue et chercheuse d’établissement au CIUSS du Nord de l’île – Centre de recherche et de partage des savoirs InterAction.
Elle salue le tissu social et communautaire et le soutien qu’il a apporté pendant la pandémie. « Il y a une intelligence citoyenne qui, devant la lenteur des services publics, a fait place à l’entraide, au souci de l’autre et au civisme. C’est un grand apprentissage de la crise ».
Elle note aussi dans ces quartiers plus défavorisés le même genre de mobilisation pour le droit de vivre dans un environnement sain. « C’est un grand défi de maintenir (cette mobilisation citoyenne), car il y a aussi un désintéressement devant les inégalités de pouvoir et un souci de survie. Et c’est pourquoi nous avons besoin de prendre compte des problématiques et des inégalités pour améliorer nos pratiques de soins », conclut-elle.
Le poids du racisme
Au-delà du problème d’accessibilité géographique, et au-delà du droit de choisir, il peut aussi y avoir du racisme systémique dans certaines cliniques de quartiers. « C’est un angle mort », rappelle l’historienne de la santé Laurence Monnais.
Aucun des hésitants entendus lors de cette série de reportages sur l’hésitation vaccinale n’a parlé de l’enjeu du racisme comme raison de ne pas se faire vacciner. Malgré tout, le drame de Joyce Echaquan, survenu pendant la crise sanitaire, rappelle que certaines personnes peuvent avoir des réticences à consulter, de peur de ne pas recevoir un traitement équitable et empathique.
« Nous avons réussi à convaincre un nombre important de personnes racialisées, des communautés sud-asiatiques, hispaniques et de la diversité des Noirs et des Asiatiques, qui constituaient un pourcentage important de la population hésitante; pourtant, beaucoup d’autres sont demeurés inflexibles dans leur hésitation », souligne Auvril Edwards, la coordonnatrice du programme des aînés au LaSalle Multicultural Resource Center (LMRC).
Depuis deux ans, l’organisme a mené une vigoureuse campagne de sensibilisation à la Covid-19 pour tenter d’augmenter le taux de vaccination au sein du quartier. Mme Edwards note que ce n’est toutefois pas facile de faire changer d’avis une personne hésitante issue des communautés.
« Il n’y a pas une seule raison à cette hésitation, mais parmi les personnes racialisées, la méfiance à l’égard des systèmes publics semblait prédominante, où beaucoup faisaient face à des obstacles systémiques abjects, à la discrimination raciale, à l’expérience d’un système oppressif pour eux-mêmes et leurs enfants, surtout dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la santé ou encore du logement », rappelle la coordonnatrice.
Les travailleurs de cet organisme ont su gagner la confiance de plusieurs, qui se sentaient dès lors « à l’aise pour exprimer ces préoccupations et pour décrire ces questions sociales comme un motif central de leur décision ». Il faut aussi savoir que, « contrairement à certains qui affichent ouvertement leur anti-vaccination, les personnes ethnoculturelles considèrent que leur décision de ne pas être vaccinées reste très privée. Ils prennent beaucoup de précautions pour assurer leur sécurité », ajoute-t-elle.
Comparer avec ailleurs
Le fait de venir d’ailleurs permet d’avoir une vitrine sur comment cela se passe dans un autre pays et comment y sont gérées les crises. Et d’apporter avec soi une perspective différente sur les évènements.
« Au Mexique, le pays a fait ça trois fois: lorsqu’il a vendu tous les territoires de la plage aux étrangers, il a prétexté une invention d’une maladie (influenza) et tout le monde est parti. Il y a 10 ou 15 ans. Et le gouvernement en a profité, on a découvert ça lorsqu’ils n’étaient plus au pouvoir, qu’ils ont vendu les terrains aux Japonais, aux Canadiens, etc. alors je me dis, peut-être qu’ici, c’est la même chose », raconte Juliana.
Elle ne regarde pas les nouvelles, ni au Mexique ni ici, et a pris connaissance de la Covid par une collègue du cours de francisation. « Je ne connais pas de malade alors peut-être que je suis très chanceuse. Quand je vais sur Internet, je vois des annonces sur la Covid-19 partout, dans l’autobus et au travail aussi. Peut-être parce que je ne suis pas intéressée, alors je ne cherche pas à m’informer sur ça. »
« Ici, le gouvernement fait des pressions pour qu’on se vaccine et il impose des restrictions. Je vis ça comme de la discrimination. C’est stressant et ça me rend triste », relève José, 36 ans, originaire de Colombie. Il trouve que pour « les 20 ou 30 cas au Canada au début de 2020 », les gouvernements se sont empressés de fermer les frontières et les commerces. « S’il y avait des morts dans la rue, comme on peut le voir chez moi, je comprendrais plus, mais là je ne comprends pas pourquoi avoir déclenché tout ça. Je trouve que ces mesures ne sont pas nécessaires », tranche le technicien en réparations informatiques.
Et cette comparaison avec le pays d’origine nourrit la méfiance. « Je me vaccinerai lorsque le gouvernement rendra public tous les documents sur le développement de ces nouveaux vaccins. Pour l’instant, j’ignore quels sont les effets secondaires et s’il y a eu des morts liés au vaccin, je n’ai pas de données claires et je les cherche », résume José.
On peut noter à ce sujet que la liste des ingrédients est publique, celle des effets secondaires aussi. On peut aussi lire nos articles sur les décès et sur les effets secondaires.
Bienveillance et confiance
Il faut redonner du pouvoir à la personne, pour qu’elle reprenne confiance dans le fait qu’elle est capable de faire des choix pour elle-même. « L’hésitation face aux vaccins est exacerbée par le manque d’autonomie, le discrédit des institutions, la colère d’être dévalorisé et de ne pas être écouté dans ses questionnements. La plupart des gens ont besoin d’être rassurés», explique le Dr Arnaud Gagneur.
C’est à lui qu’on doit le programme d’intervention EMMIE dans les maternités québécoises consistant en une série d’entretiens sur la vaccination avec les nouveaux parents, dont nous parlions dans un texte précédent. Les études montrent des améliorations dans la vaccination des enfants des cohortes rencontrées.
Décider d’accepter ou de refuser un vaccin, ce n’est pas blanc ou noir. « Il y a beaucoup de nuances et c’est un continuum entre des gens qui sont extrêmement convaincus par rapport à l’importance des vaccins, et des gens qui sont fermement opposés. Entre les deux, il y a tout un groupe de personnes avec différentes attitudes et comportements pour toutes sortes de raisons », rappelle Ève Dubé.
Ce n’est pas juste une question de connaissances scientifiques et de craintes par rapport au vaccin, il y a aussi les valeurs, les perceptions du système de la santé, etc. Il y aurait entre le quart et le tiers de la population qui hésiterait parfois à se faire vacciner, ce qui est loin d’être marginal.
La plupart des personnes hésitantes vont toutefois finir par se faire vacciner, et il en a été ainsi pendant la Covid, mais « sans être certaines que c’est la bonne décision et elles vont rester avec un problème de confiance envers les vaccins. En santé publique, on s’aperçoit que ces personnes risquent alors de refuser de se faire vacciner de nouveau, si on n’est pas capable de bien répondre à leurs préoccupations », ajoute la chercheuse.
Pour instaurer ce nécessaire dialogue, il faut demeurer à l’écoute des hésitants et ramener un discours sur la vaccination avec des faits scientifiques, et plus de transparence, remarque Ève Dubé : « Il faut aussi parler des incertitudes et des erreurs qui ont pu être faites dans le déploiement de la campagne contre la Covid-19, pour restaurer la confiance envers les vaccins».
Avant la prochaine crise sanitaire, il faudra également chercher à mieux cerner les obstacles et les freins structurels pour les plus vulnérables d’entre nous afin de rendre l’accès à un système de soin public plus équitable et bienveillant qu’il ne l’est actuellement.