Que peut-on devenir, quand on a tout perdu? Quand notre vie s’appuie uniquement sur de vieux souvenirs? Après le disco, est-ce au tour du rock de mourir? L’autrice Virginie Despentes pose ces questions, et bien d’autres, dans l’adaptation théâtrale du premier de ses romans de la trilogie Vernon Subutex, présentée sur les planches de l’Usine C.
Sur la très grande scène du théâtre, avec, en fond sonore, la musique d’un groupe confiné aux annales de l’histoire, le personnage éponyme voit sa vie partir en lambeaux. Poussé à la faillite par l’apparition du partage de fichiers musicaux, l’ancien disquaire, qui frôle maintenant la cinquantaine, se voit forcé de quitter son logement pour errer d’ancienne fréquentation en ancienne fréquentation. Avec, en filigrane, la lente dégradation de l’esprit « rock and roll » des belles années. La fête doit bien se terminer un jour, après tout, laissant derrière elle une génération d’hommes et de femmes aigris et rancuniers, peu à peu écartés par un nouveau groupe de personnages tenant davantage du loup de Wall Street que d’individus généreux et ouverts aux autres.
Et donc, Vernon Subutex chronique sa lente déchéance, entre baises déchaînées, lignes de coke et réflexions sur la futilité de l’existence.
Dans le cadre d’une pièce marathon, d’une durée de trois heures, David Boutin se glisse dans les habits élimés de Subutex, avec un résultat saisissant. Il faut dire que le comédien réussit particulièrement bien à donner vie au personnage principal, probablement aussi bien que l’a fait Romain Duris pour l’adaptation télévisuelle.
Ici, tout se télescope : les anciens amours, la nostalgie, la quête de pouvoir et d’argent, la montée des extrémismes, la radicalisation sournoise… Au centre de tout cela, Subutex est balloté de tous bords, tous côtés, et les spectateurs avec lui.
Sans avoir lu le roman duquel est adaptée la pièce, cependant, force est d’admettre qu’on s’étonne un peu de cette multiplicité des personnages, chacun, bien souvent, avec son histoire qui est brièvement racontée par son interprète, avant les interactions « de rigueur » avec le personnage principal. Non pas que cela ne soit pas utile pour structurer le déroulement de la pièce, mais on a malgré tout l’impression qu’Angela Konrad, la metteuse en scène de l’oeuvre, n’a pas eu d’autre choix que de risquer d’ensevelir le public sous un amoncellement de faits et d’historiques personnels pour qu’on puisse comprendre ce qui se passe.
La chose est sans doute utile pour les volets deux et trois de cette histoire, qui seront éventuellement adaptés, eux aussi, pour le théâtre, mais en attendant, les trois heures et des poussières de la pièce se font largement ressentir.
Autre point qui accroche, les personnages secondaires, puisque leur passé est sans doute condensé aux fins de transposition sur scène, en viennent à ressembler à des caricatures d’eux-mêmes. On comprend bien, par exemple, qu’un ami, scénariste quasi raté, est devenu xénophobe, raciste et misogyne avec le temps, mais faut-il vraiment endurer plusieurs minutes d’insultes gratuites? Ou que dire de ce skinhead qui non seulement va proférer sa litanie exécrable, mais va aussi quitter la scène en fixant le public, bras droit bien levé pour effectuer le salut hitlérien? À ce point-là, le malaise se mue en ridicule, et on se prendrait davantage à rire qu’à grincer des dents.
Quoi qu’il en soit, cette première partie de Vernon Subutex demeure agréable à voir, ne serait-ce que pour contempler l’immensité du talent d’une bonne partie de la distribution – outre David Boutin, on a grand plaisir à apprécier le jeu de Paul Ahmarani, Violette Chauveau et Anne-Marie Cadieux, entre autres. Espérons cependant que les prochaines déclinaisons seront mieux structurées.
Vernon Subutex 1, de Virginie Despentes, adapté et mis en scène par Angela Konrad; présenté à l’Usine C jusqu’au 22 juin.