Monia Chokri, l’artiste, est amoureuse de bien des choses, au même titre que Monia Chokri, la cinéaste, qui n’hésite certainement pas à piger dans tout ce qui lui semble pertinent. Le résultat, décidément hétéroclite, n’a donc pas peur de se lancer dans toutes les directions, de respirer de son souffle (névrotique) bien précis et calculé, et de laisser son spectateur aussi stimulé qu’exaspéré lorsque le générique de Babysitter, son deuxième long-métrage, tombe enfin.
Catherine Léger s’intéresse à l’émancipation féminine depuis très longtemps, tout comme aux contradictions qui y sont reliées dans un monde foncièrement masculin. Pourtant, ce qui frappe le plus dans son adaptation de sa pièce Baby-sitter, c’est que celle à qui l’on doit le scénario ludique de Charlotte a du fun et celui plus discutable de La déesse des mouches à feu fait passer presque toute sa réflexion sur la femme via le regard masculin, histoire de mieux le déconstruire ou, encore mieux, de le ridiculiser.
Babysitter, c’est un peu comme le procès non officiel de l’être dit masculin. Foncièrement moderne, d’époque et, surtout, d’actualité, l’œuvre s’amuse à décortiquer les limites de l’acceptable lorsqu’un homme est forcé de se remettre en question après un geste qualifié de déplacé (à l’égard d’une femme, précisons-le) qui est rapidement devenu viral.
Sous le regard et la direction de Chokri, pas question toutefois de s’en tenir au théâtre filmé. Elle a beau s’abreuver des mots qui ne sont pas les siens, cette fois, elle en dicte pourtant la rythmique, tout comme elle s’assure d’être toujours continuellement cinématographique, même si elle conserve les contraintes des lieux, des personnages et des actions.
Difficile de livrer un film québécois qui apparaît plus « français » dans sa facture, tellement elle ose quelque chose d’aussi ambitieux que casse-gueule qui n’offre comme contrepartie à cette bourgeoisie précise que notre accent résolument distinct. Les images sont à nouveau de Josée Deshaies, qui a fait son lot de productions françaises, dont quelques films de Bonello, alors que le montage a cette fois été confié à Pauline Gaillard, la monteuse de Valérie Donzelli.
Chokri apprend de plusieurs de ses erreurs de la première heure. N’en déplaise aux premières secondes, qui donnent rapidement dans le mal de tête, la réalisatrice dose un peu mieux ses névroses et se concentre beaucoup sur sa vision des choses, qui ne lésine pas sur l’atmosphère et cette fine ligne entre le réel et l’imaginaire.
Il y a ici du style à n’en plus finir, alors qu’elle nous fait la démonstration de sa compréhension du cadrage jusqu’à nous le fourrer au fond de la gorge. Aucun plan n’est laissé au hasard, tout est chorégraphié au quart de tour près, et on s’amuse à nous fasciner tout comme à nous agacer de toutes les manières possibles, que ce soit dans le cadre, hors cadre, hors champ, à gauche, à droite, en arrière-plan, au ralenti ou de toutes les possibilités que le cinéma semble offrir.
Ces abus finissent alors par rappeler rapidement ce qui avait agacé dans son premier film, alors que le style se confond avec l’exagération. Certes, on se retrouve devant une création qui est rarement ennuyante, mais à quel prix?
Au moins, Monia Chokri peut encore compter sur la présence du toujours incroyable Patrick Hivon, un choix stratégique puisqu’il permet de mieux théoriser sur son protagoniste et ses gestes comme il s’agit d’un acteur décidément irrésistible et dont les nombreux charmes ne sont plus à présenter, brouillant les pistes de la toxicité qu’on essaie d’éliminer. Steve Laplante continue de prouver son don inné pour la comédie pendant que le moins connu Hubert Proulx divague avec une aisance envieuse alors que le trio se fait prendre au jeu lorsque Chokri se mêle de la partie et cumule plusieurs faux pas face à une composition qui manque de clarté, surtout lorsqu’elle se donne elle-même le rôle d’une impératrice. Elle s’en sortait mieux lorsqu’elle utilisait une actrice pour se mettre en scène, surtout lorsque celle-ci était nulle autre que l’immense Anne-Élisabeth Bossé. Cela s’explique également par le fait que Nadia Tereszkiewicz n’arrive pas à apporter nuances, profondeur ou raisons d’être à son personnage résolument unidimensionnel, qui aurait pourtant dû faire débloquer les barrières dimensionnelles via le rôle clé de la nounou du titre.
De fait, lorsqu’on s’éloigne des débats tantôt amusés, tantôt volontairement exagérés sur la misogynie, les doubles standards ou le politiquement correct, le film semble montrer ses limites et sa superficialité. En se montrant moins intéressé par les femmes que la façon de les percevoir (ou de bien les percevoir), on finit par leur offrir de la chair moins intéressante qu’aux hommes, une ironie sommes toutes considérable. De plus, on offre aussi une base observationnelle de la maternité qui manque plutôt de cohérence ou de définition tellement on finit par s’intéresser davantage aux déboires autres ou intérieurs des adultes, laissant le poupon comme simple accessoire des scènes, là au besoin, si besoin il y a, à la fois au dialogue ou au cadrage, mais que très rarement au niveau narratif.
Naviguant dans les eaux tourmentées de la comédie, du drame, de l’absurde, du suspense et parfois même de l’horreur, pour ne nommer que ces quelques genres qu’on titille à tout moment, Babysitter s’écarte, s’égare, explore et remet en question tout en se remettant lui-même en question. Probablement parce que le film lui-même semble incertain de son message ni même de la conclusion qui puisse en être possible (si elle existe, surtout considérant le flou et l’incertitude grandissant au fur et à mesure qu’on avance), on en finit avec un sentiment mitigé. L’idée d’avoir été diverti, oui, d’avoir pu savourer du talent à beaucoup d’endroits, également, d’avoir été poussé à la réflexion sur des sujets chauds, mais aussi dans celui d’une confusion notable, celle-là même d’un monde qui hésite encore à vouloir changer ou à en assumer les implications, à l’image d’un film qui ose sans toujours pleinement s’assumer, lui-même cloîtré dans son propre microcosme.
5/10
Babysitter prend l’affiche en salle ce vendredi 3 juin.