Depuis 2017, Mikaël se consacre à une série de bandes dessinées prenant place à New York dans les années 1930. Après Giant et Bootblack, il amorce maintenant la fin de sa trilogie new-yorkaise avec la parution du premier tome de Harlem, un album mettant en vedette Stéphanie St Clair, une femme noire à la tête d’un empire criminel dans le quartier afro-américain de Manhattan. Pieuvre a eu le plaisir de s’entretenir avec le bédéiste pour en apprendre davantage sur son travail, et sa trilogie.
Est-ce qu’il y a un auteur ou un album particulier qui t’a donné le goût de faire de la bande dessinée?
Mikaël : J’ai surtout connu les classiques quand j’étais enfant. Les grands classiques genre Tintin, Astérix, Lucky Luke. C’est surtout ça qui m’a donné envie de faire de la bande dessinée. Parce que c’est ce que je lisais comme littérature étant enfant. Après, il y a aussi Valérian et Laureline, de Mézières et Christin, qui a été un deuxième déclic après la découverte des grands classiques, que je lisais et relisais en boucle. Les Astérix, les Tintin, je me faisais toute la série. Et puis, à l’âge de douze-treize ans, j’ai découvert Valérian. Bref, tout ça, c’est ce qui m’a donné le goût de faire de la bande dessinée.
J’ai été surpris d’apprendre que tu es autodidacte. Est-ce que tu penses que ça t’a permis de développer un style plus personnel que si tu avais suivi des cours?
Mikaël : C’est ce qu’on dit habituellement, et c’est ce que je pensais peut-être aussi au début. D’avoir des cours de dessin, ça permet de gagner du temps quand même. D’apprendre des bases beaucoup plus vite que tout seul. Surtout qu’à l’époque où je me suis vraiment lancé, il n’y avait pas d’Internet. Maintenant, c’est vrai qu’avec les tutoriels, on peut voir des artistes faire en live, ce qui est super enrichissant. On peut vraiment apprendre avec ça. Moi, j’ai perdu un peu plus de temps par rapport à quelqu’un qui a fait une école de bande dessinée ou une école d’art, mais en même temps, effectivement, j’ai développé un style personnel. Mais ceux qui rentrent dans les écoles d’art souvent, surtout en Europe, le niveau est tellement élevé pour le concours d’entrée que, les gens qui rentrent, ils peuvent quasiment déjà être publiés. Après, ce qui est intéressant dans les écoles, c’est surtout le réseautage, qui va se créer très très vite. On voit beaucoup d’auteurs, maintenant connus, qui se sont rencontrés sur les bancs des écoles d’art, en fait.
Depuis quelques années, tu travailles sur ta trilogie new-yorkaise. Ce sont des récits qui prennent place à New York dans les années 1930 principalement. D’où-te viens cette fascination pour New York, et pour cette période historique?
Mikaël : New York, c’est une ville qui m’a toujours fasciné depuis tout petit. J’ai été biberonné aux séries américaines quand j’étais enfant. Donc, New York, c’est une ville mythique, c’est une ville universelle. C’est l’image du rêve américain en fait. Réussir à New York, c’est la personnification du rêve américain, qu’on nous a inculqué depuis l’après-Deuxième Guerre mondiale. Et moi, ayant grandi en France, ce mythe-là du rêve américain est très présent, et donc, c’est une ville que j’ai toujours voulu dessiner. C’est en redécouvrant la célèbre photo des onze ouvriers qui lunchent sur une poutre au soixante-neuvième étage du Rockefeller Center alors en construction en 1932, c’est en redécouvrant cette photo, lors d’un documentaire, que m’est venue l’idée de parler de New York via les années 1930. Parce qu’en plus, les années 1930 me permettent, par le prisme de cette époque-là, de parler du contemporain, avec les problèmes d’immigration, de lutte des classes, avec la crise économique. Donc, j’ai redécouvert les années 1930 par le biais de cette photo, et puis j’ai mixé tout ça avec ma fascination de New York depuis enfant, et c’est devenu ce cycle new-yorkais qui, pour l’instant, en est à sa troisième histoire.
Dans Harlem, le personnage principal est Stéphanie St Clair. Comment as-tu découvert cette femme, qui est quand même assez peu connue?
Mikaël : Oui, c’est une femme oubliée de la grande Histoire. Je l’ai découverte en 2018. J’étais en train de finaliser les dernières pages du tome deux de Giant, j’avais bouclé mon scénario complet de Bootblack, donc la deuxième histoire, et je commençais à me documenter pour ma troisième histoire, que je voulais se tenir à Harlem, toujours dans les années 1930. En faisant des recherches sur Harlem, je suis tombé sur la loterie clandestine, donc déjà, une institution locale que je ne connaissais pas. Et qui dit loterie clandestine dit Stéphanie St Clair, celle qui a tenu de main de maître dans les années 1920 et 1930 ce business illicite au cœur du quartier afro-américain de Manhattan. Donc, voilà comment je l’ai découverte. Je voulais de toute façon avoir un personnage principal féminin avec certaines caractéristiques, et puis en découvrant cette femme-là, qui a vraiment existé, et bien elle remplissait toutes les cases. Donc, j’ai voulu aussi faire mon devoir de mémoire, comme elle n’était pas connue, de la remettre un petit peu sur la mappe, en dressant une histoire librement inspirée de sa vie.
Est-ce que c’est plus compliqué d’écrire un personnage ayant déjà existé qu’un personnage fictif?
Mikaël : Il faut savoir se détacher de certaines réalités historiques dans la mesure où, de toute façon, et je l’ai écrit en page titre, c’est une fiction librement inspirée de personnages et de faits divers. Donc, ainsi, je me dégage un petit peu de tout le problème historique. Ce que je fais, ce sont des fictions, ce sont des histoires avec une intrigue, et pas un documentaire composé de faits historiques juxtaposés les uns à côté des autres. Ça reste un divertissement, ça reste une histoire qui doit être agréable à lire. Donc, je ne tombe pas dans le documentaire. C’est ma ligne de conduite depuis Giant, Bootblack, et ça l’est resté pour Harlem aussi, même si j’utilise, bien sûr, des personnages qui ont existé, si j’utilise des faits historiques avérés. Mais tout ça, je le mixe pour en créer un scénario qui a du sens pour le lecteur en fait.
Oui, mais c’est quand même une approche différente. Giant et Bootblack mettent en vedette des gens pauvres, des immigrants irlandais ou allemands, alors que cette fois-ci, c’est un milieu complètement différent. Stéphanie St Clair est elle-même immigrante, elle est née en Martinique, mais c’est une femme riche, donc, ce n’est pas tout à fait la même approche au niveau du personnage…
Mikaël : Oui, mais elle est arrivée sans le sou. Ce que je montre aussi à travers mes histoires, c’est le rêve américain, enfin, la mafia en fait, qui est une personnification du rêve américain. Ce sont des immigrants qui arrivent sans le sou à Manhattan et qui se construisent, comme ça, un empire financier, un empire d’influence. Quelque part, c’est ça le rêve américain, puisque, dans ce pays, pour pouvoir réussir, et bien à un moment donné, il faut toujours faire quelque chose d’un peu illicite, et d’avoir un peu du sang sur les mains, enfin, d’avoir tout au moins les mains sales. Donc, c’est ce que je montre. Oui, elle est riche au moment de l’histoire, mais elle est venue de loin, elle s’est enfuie de la Martinique, et elle s’est construit un empire comme ça de ses propres mains, en étant une immigrante arrivée sans le sou.
Aux États-Unis, il y aurait cinq personnes pour accomplir le travail que tu exécutes seul. Parce que tu fais le scénario, les dessins, l’encrage, le lettrage et la coloration… Qu’est-ce qui te donne le plus de fil à retordre dans tous ces éléments?
Mikaël : Ça dépend, en fait. Le plus important, et celui que je préfère, c’est le découpage, c’est-à-dire le moment où on va transformer les mots du scénario en cases de bande dessinée. Après, le dessin en lui-même, ça demande beaucoup de pratique, donc ça, c’est un petit peu plus long. L’encrage, c’est plus demandant, plus exigeant pour les yeux. Donc, ça dépend. Chaque étape a son côté positif et un peu négatif je dois dire, mais de toute façon, je suis un auteur. Moi ce que j’aime, c’est raconter des histoires. C’est comme un musicien qui est auteur-compositeur-interprète, c’est-à-dire qu’il a envie de s’exprimer sur des sujets, sur des thèmes, donc, il écrit la musique, il écrit les paroles, et il les chante. Pour la bande dessinée, c’est pareil. J’ai envie de raconter des histoires, de partager certains thèmes à travers des sujets auprès de mes lecteurs et mes lectrices. Donc, j’écris mon scénario, je le mets en image, je le mets en scène, et je mets en couleurs. Ça va de soi. Et tout ça, effectivement, c’est plus long parce que je suis tout seul. Comme tu disais, au Japon ou aux États-Unis, on pourrait être quatre, cinq, six à faire la job pour ce même ouvrage. Mais après, c’est quelque chose de personnel. Ça a ses défauts et ses qualités, mais au moins, c’est quelque chose d’authentique et de personnel. C’est ce qui est important, je pense.
J’ai beaucoup aimé le petit clin d’œil dans Bootblack, quand les personnages vont au cimetière dans une scène, et qu’on voit une tombe avec le nom de Ryan Patrick Murphy, qui est l’un de personnage de Giant. Cette fois-ci dans Harlem, tu as ramené un autre personnage, celui du journaliste Robert Bishop. Est-ce que c’est important pour toi d’amener des éléments à travers la trilogie qui font que c’est un ensemble, que c’est un univers partagé?
Mikaël : Tout à fait, oui. C’est une volonté dès le départ. Avant d’écrire Giant, j’ai lu Manhattan Transfer de John Dos Passos, et c’est une histoire qui se passe à Manhattan… Chapitre par chapitre, on suit différentes personnes, et puis, on se rend compte au bout du cinquième ou sixième chapitre qu’on reparle de gens qu’on a croisé à un moment. Et moi, c’est vrai qu’à chaque fois que je vais à New York, je rencontre des gens que je connais, alors qu’on n’était pas supposé de se voir. Donc, à Manhattan comme ça, il y a une espèce de crossover de personnages qui se croisent, qui s’entrecroisent, de destins comme ça, et c’est ce que j’ai voulu faire avec mes histoires. Dans les trois histoires, il y a des connexions comme ça de personnages à différents moments de leurs vies. Et donc, c’était voulu dès le départ, effectivement.
Je présume que tu vas régulièrement à New York… Est-ce que tu fais un gros travail de recherche dans les archives pour trouver des photos d’époque? Parce que, tes reconstitutions sont vraiment très détaillées, et magnifiques…
Mikaël : Merci. Disons que, plus que du détail figuratif, c’est surtout de l’ambiance, c’est de l’émotion que j’essaie de mettre, et donc, effectivement, pour ça, il faut que je me rende sur place. Je me rends sur place très fréquemment, au moins une à deux fois par an. Bon, là, avec la pandémie, malheureusement, je n’y suis pas retourné depuis 2019, où je suis allé à Harlem pour faire un repérage avant de commencer les pages du premier tome de Harlem, où d’ailleurs j’ai pu marcher dans les pas de Stéphanie St Clair. Je suis allé dans son immeuble où elle a vraiment habité, au 409 Edgecomb Avenue. J’ai même pu entrer dans le lobby pour prendre des photos, on le voit à la fin de l’album dans mon carnet de voyage. Sur place, j’ai rencontré un des locataires qui est compositeur et interprète de jazz, et on a bien sympathisé. Il m’a emmené dans les étages, et même dans son appartement, pour que je puisse voir un petit peu à quoi ressemblaient les corridors, les cages d’escalier, et les appartements. Lui, il habite au treizième étage, comme Stéphanie St Clair. Donc, ce n’est pas son appartement, malheureusement, mais ça me permet de m’imprégner vraiment des lieux. En plus, avec les photos que je trouve à la NYPL, la grande bibliothèque de New York, les photos que je trouve aussi dans des livres sur place, dans les musées, ça me permet de créer une ambiance vraisemblable. Comme je disais plus tôt, ce n’est pas un documentaire, ça reste une fiction, mais ça reste une fiction ancrée dans la réalité. J’essaie d’être plus dans l’impressionnisme, dans l’ultra-figuratif en fait. Donc, ce qui est important, c’est que les gens ressentent le quartier. On a l’impression d’y être. Que le dessin induit l’odeur des rues, le bruit des rues, le toucher avec les pierres, les briques, etc.
Oui, c’est vraiment très réussi. Il reste un autre album pour conclure la trilogie new-yorkaise, le deuxième tome de Harlem. Est-ce que tu as déjà commencé à penser à tes projets après cette trilogie?
Mikaël : Oui, oui, oui. Avec mon éditeur, ça fait quelques mois déjà qu’on est dessus, parce que j’essaie toujours de travailler le scénario de ma prochaine BD alors que je finis les pages dessinées de la précédente. Donc là, ça fait déjà plusieurs mois que je suis sur le coup pour l’après. Pour l’instant, ça s’aligne sur un One shot, une histoire complète, à forte pagination, qui se passera encore dans un contexte historique en Amérique du Nord, avec un peu aussi du Canada. Mais pour l’instant, je n’en parle pas plus au niveau du sujet (rires).
La trilogie new-yorkaise de Mikaël
Giant – Tome 1, de Mikaël. Publié aux éditions Dargaud, 64 pages.
Giant – Tome 2, de Mikaël. Publié aux éditions Dargaud, 56 pages.
Bootblack – Tome 1, de Mikaël. Publié aux éditions Dargaud, 64 pages.
Bootblack – Tome 2, de Mikaël. Publié aux éditions Dargaud, 64 pages.
Harlem – Tome 1, de Mikaël. Publié aux éditions Dargaud, 64 pages.