Il y a 60 ans était publié un livre qui allait contribuer à l’émergence du mouvement écologique: Le printemps silencieux. L’auteure serait sans doute déçue de voir que, 60 ans plus tard, en dépit de la prise de conscience mondiale qu’on lui attribue, les reculs sont beaucoup plus nombreux que les progrès.
Pour la biologiste Rachel Carson (1907-1964), ce livre était avant tout une dénonciation du potentiel destructeur des pesticides sur les oiseaux: le « silence » du titre fait référence à un monde où les oiseaux chanteurs auraient disparu. Mais le potentiel destructeur de la pollution, au-delà des pesticides et au-delà des oiseaux — sur les écosystèmes en général — fut une prise de conscience qui eut des retombées politiques immédiates. On lui doit l’interdiction du pesticide DDT aux États-Unis en 1972, et les premiers pas vers des législations: l’Agence américaine de protection de l’environnement et, au Québec, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, sont nés dans les années 1970.
Et on partait de loin: en 1962, «protection des écosystèmes» ne faisait pas partie du vocabulaire. Même le mot «pollution» restait, pour la majorité de la population, un concept abstrait: comment serait-il possible que nous ayons un impact, sur une Terre aussi immense?
Reste que, 60 ans plus tard, les oiseaux sont plus que jamais en déclin. Selon une étude de l’Université Cornell publiée en 2019, 29% de ceux d’Amérique du nord sont disparus depuis 1970. Et ça ne s’arrête évidemment pas aux oiseaux: selon l’estimation de 2019 de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), plus de 40% des espèces d’amphibiens et un tiers des mammifères marins, sont menacés de disparition.
Et pourtant, note ce mois-ci l’historienne des sciences Naomi Oreskes, tout n’est pas sombre dans ce 60e anniversaire: dans les zones humides des États-Unis, les populations d’oiseaux auraient augmenté de 13 %. Un témoignage à ses yeux d’historienne que la prise de conscience continue d’avoir des retombées positives: parce que ce qui distingue les zones humides des autres environnements, c’est « qu’elles ont été plus spécialement protégées des activités industrielles excessives depuis longtemps ». Certaines lois les prennent sous leur aile en raison de leur valeur en terme de biodiversité. D’autres, parce qu’elles sont importantes pour la navigation, les pêches ou le contrôle des inondations. Comme quoi certaines des solutions à la crise de la biodiversité, lorsqu’elles sont vraiment appliquées, démontrent leur utilité.
Il en faudra plus pour éviter le pronostic pessimiste de Rachel Carson, mais l’approche du 60e anniversaire a déjà commencé, ici et là, à fournir l’opportunité d’un nouvel appel à une réduction des polluants dans l’environnement, à une augmentation des aires protégées ou à une mobilisation citoyenne. Une autre historienne, Catherine Whitlock, voit par ailleurs un héritage de Rachel Carson dans les nombreuses jeunes femmes qui, ces dernières années, ont pris la tête de mouvements de lutte contre la crise climatique, à commencer par Greta Thunberg. « Tout comme [le message] de Greta, celui de Rachel était dérangeant » pour la société de l’époque.