Si on est familiers avec les gangsters masculins des années 1930, comme Al Capone, Lucky Luciano ou Dutch Schultz, le nom de Stéphanie St Clair a par contre été oublié par l’Histoire. Heureusement, la bande dessinée Queenie, la marraine de Harlem devrait contribuer à faire connaître cette femme au parcours exceptionnel.
Née dans la misère en Martinique en 1897, Stéphanie St Clair n’est pas une figure proéminente des livres d’Histoire. Pourtant, cette femme, à la peau noire de surcroît, est parvenue à se tailler une place dans le monde du crime organisé, entièrement dominé par les hommes à l’époque. À la tête d’un business de paris illégaux, cette arnaqueuse avait également la bosse des affaires, et grâce à ses placements immobiliers, ses revenus annuels dépassaient même celui du Président des États-Unis! Toujours tirée comme une carte de mode afin d’inspirer richesse, pouvoir et confiance, elle s’est vue décerner le titre de « Marraine de Harlem » par les habitants de ce quartier en pleine ébullition dans les années 1930, à cause de son implication dans la lutte pour les droits civiques, mais également parce qu’elle utilisait une partie de ses profits pour aider les Afro-Américains à se lancer en affaires et à ouvrir leurs propres commerces.
La bande dessinée Queenie, la marraine de Harlem s’ouvre en 1933, alors que Stéphanie St Clair est libérée de la prison de Bedford Hills après un séjour de deux mois. Depuis de nombreuses années, toutes les activités illicites de New York sont partagées entre cinq grandes familles mafieuses italiennes, à l’exception de Harlem, mais au moment où la prohibition, qui leur avait permis de s’enrichir, tire à sa fin, les gros caïds ont de plus en plus le quartier dans leur mire. Comme le dit si bien St Clair dans un phylactère, « L’argent de l’alcool se tarit, mais pas leur soif ». Durant son absence, Dutch Schultz s’est mis à abattre froidement ses coursiers dans le but de lui voler son territoire. Bien déterminée à conserver son empire, la femme noire se retrouvera au beau milieu d’une guerre de gangs, au risque d’y laisser sa peau.
Elizabeth Colomba et Aurélie Lévy nous entraînent dans une épopée hors du commun avec Queenie. À l’aide de flashbacks explorant la jeunesse de Stéphanie St Clair en Martinique, elles nous aident à mieux comprendre les motivations de cette femme, et ce qui l’a amenée à choisir une vie de crime. Avec en toile de fond la période qualifiée de « Renaissance de Harlem », elles peuplent les pages du livre de figures marquantes de l’époque, dont le peintre Charles Alston, les musiciens Thelonius Monk et Duke Ellington, le photographe James Van Der Zee, le prédicateur Father Divine, ou le lutteur Jack Johnson. Les autrices prennent soin de replacer ce récit véridique dans son contexte historique, et décrivent la corruption au sein de la police, les fusillades en pleine rue, ou l’augmentation du racisme et les pendaisons auxquelles s’adonnaient les membres du KKK dans ces années de l’Entre-deux-guerres.
Dotés de lignes claires d’une incroyable précision, les dessins en noir et blanc d’Elizabeth Colomba sont d’une grande élégance. Des cérémonies religieuses survoltées du Mouvement de la Mission internationale pour la paix à la devanture bondée et à l’intérieur du Cotton Club, en passant par un Central Park peuplé de moutons broutant à l’ombre des gratte-ciels, l’artiste capture à merveille l’esprit de New York dans les années 1930. Elle utilise les zones d’ombres avec brio afin d’augmenter l’intensité dramatique de ses scènes, et esquisse souvent ses paysages comme s’il s’agissait de négatifs, avec des édifices blancs posés sur un fond noir, ce qui produit un effet saisissant. Ses compositions graphiques sont également très créatives. Certaines séquences par exemple sont présentées à la façon d’un film muet, et d’autres imitent une planche de jeu de Monopoly. Dans l’ensemble, la mise en images est aussi intéressante que l’histoire racontée.
Levant le voile sur Stéphanie St Clair, une figure historique malheureusement peu connue, Queenie est une chronique d’époque passionnante, qui délaisse les sempiternels parrains des histoires de mafia en faveur d’une marraine.
Queenie, la marraine de Harlem, de Aurélie Levy et Elizabeth Colomba. Publié aux éditions Anne Carrière, 168 pages.