Ils viennent de tous les horizons; ils font tous les métiers, ou à peu près; et, que ce soit en solitaire ou en groupe, ils dansent la gigue. Et c’est avec cette proposition théâtrale sortant de l’ordinaire qu’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier présentent Pas perdus, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui.
Sortant de l’ordinaire, en effet, autant sur la forme que sur le fond. Tout d’abord, l’oeuvre n’est pas une pièce de théâtre à proprement parler, mais plutôt un documentaire scénique; l’action se déroule ici entre les deux oreilles des spectateurs, accompagnés par une série d’entrevues audio réalisées par Mme Barbeau-Lavalette. Son complice, M. Proulx-Cloutier, s’est ensuite chargé de mettre le tout en scène sur les planches de l’institution montréalaise, en alliant projection, accessoires, et… les intervenants eux-mêmes, représentés avec leur outil de travail, pour les uns, ou d’autres objets qui sont importants à leurs yeux.
Petit à petit, le public fait connaissance avec une série de personnages que tout devrait séparer et isoler. Il y a ce jeune homme passionné de jeux vidéo, cette femme combinant un héritage à la fois québécois de souche et haïtien, cet employé de l’industrie de la construction qui préserve des reels au violon à temps perdu, ce membre des Premières Nations qui combine danses traditionnelles québécoises et autochtones… Tous ont quelque chose à dire, tous s’expriment sur leur vécu, leur passé, leurs liens avec la danse, et surtout avec la gigue.
L’idée peut paraître saugrenue, mais la réflexion sociologique sous-tendant Pas perdus mérite franchement que l’on s’y attarde. Après tout, il s’agit d’un patrimoine qui, à l’instar des maisons centenaires, disparaît peu à peu. Avons-nous honte de nos oeuvres culturelles traditionnelles? La gigue, inspirée des danses des immigrants irlandais, au 19e siècle, est-elle condamnée à être associée à l’image d’un Québec pauvre et paysan, écrasé par l’Église catholique? Giguer veut-il absolument dire remonter aux costumes bruns des rediffusions passéistes de La soirée canadienne?
Les deux créateurs du spectacle, mais surtout ceux qui y participent, font vivement le pari qu’au contraire, ce patrimoine québécois immatériel fait partie de notre culture, et qu’il faut donc s’assurer qu’il soit non seulement conservé, mais fasse l’objet d’une renaissance, en quelque sorte.
Et si l’objectif est plus que noble, la formule, elle, peut paraître bancale. Pendant deux heures, on écoute ainsi des témoignages audio, alors que sur scène, la personne concernée semble vaquer à ses occupations. Il faut quasiment attendre la toute fin du spectacle pour que l’idée de se déplacer dans une salle obscure – plutôt que d’écouter un podcast, par exemple, ou de visionner un documentaire chez soi – prenne tout son sens.
Mais si l’on parvient à faire abstraction de cette incongruité, ou plutôt de cette impression que l’on assiste à un spectacle présenté sans support visuel adéquat, Pas perdus est une superbe lettre d’amour à cet aspect traditionnel de notre culture dont nous pouvons être fiers. Et qui, malgré l’adversité, est toujours bien vivant aujourd’hui, même s’il n’a pas l’ampleur d’autrefois.
Pas perdus, d’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier; au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 2 avril
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