Utilisant le Printemps érable de 2012 comme toile de fond, Rouge avril relate la quête d’écriture d’un professeur de littérature décidant de collaborer avec un de ses anciens étudiants malgré le fossé des générations qui les séparent, et pour en apprendre davantage sur cette chronique à la fois sociale et existentielle, Pieuvre a eu l’occasion d’en discuter avec Sylvain Lemay, le scénariste de l’album et enseignant en bandes dessinées à l’École multidisciplinaire de l’image de l’UQO.
Plusieurs personnes se passionnent pour la bande dessinée… La plupart deviennent lecteurs, collectionneurs, auteurs ou dessinateurs, mais toi, tu l’enseignes à l’Université du Québec en Outaouais… Qu’est-ce qui t’attire dans ce médium?
Sylvain Lemay : C’est un coup de foudre que j’ai eu quand j’étais petit. Le pays de mon enfance, c’est la bande dessinée. Les lieux que j’ai habités quand j’étais enfant, c’est Moulinsart, c’est toute la BD franco-belge… La première fois que je suis allé en Belgique, j’avais l’impression de retourner chez moi, alors que j’avais vingt ans et que j’y allais pour la première fois. J’ai fait des études en littérature. J’avais commencé ma maîtrise sur Paul Auster, un écrivain américain, et lors d’un séminaire, un étudiant a dit « Moi, je ne suis pas un spécialiste de la littérature américaine comme Sylvain Lemay ». Et là, ça m’a frappé. Je me suis dit ce n’est pas ça que je veux faire dans la vie, être spécialiste de la littérature américaine. Je me suis demandé de quoi j’aimerais être le spécialiste. Ça devait être en 1993. À l’époque, la BD québécoise n’était pas aussi développée qu’elle l’est aujourd’hui, mais je me suis dit, bon, tant qu’à être un spécialiste de quelque chose, j’aimerais mieux être un spécialiste de la bande dessinée québécoise. Par un concours de circonstances, pendant que je faisais mon doctorat, ils ont ouvert un programme en bande dessinée à l’UQO, et j’ai été engagé pour partir le programme en 1999.
Est-ce que c’est le seul programme du genre au Canada?
Sylvain Lemay : Oui, tout à fait. Il y a beaucoup de professeurs d’université qui travaillent sur la bande dessinée depuis les années 1970. La bande dessinée est un objet d’études à l’Université depuis très longtemps. Umberto Ecco fût l’un des premiers dans les années 1950 en Italie. Mais un programme, une formation, qui forme des auteurs de bandes dessinées, on est les seuls au Québec, et même au Canada, je ne connais pas d’autres programmes comme celui-là…
La bande dessinée a acquis ses lettres de noblesse aujourd’hui, mais est-ce qu’il y a encore des préjugés contre l’enseignement de la bande dessinée à l’Université, des gens qui trouvent que ce n’est pas un sujet sérieux?
Sylvain Lemay : Sûrement. De moins en moins. Écoute, la première année où je suis arrivé, on a eu une lettre dans le journal Le Droit. Quelqu’un qui se moquait du fait qu’on avait un programme en bandes dessinées (rires). Ouais, il y a sûrement encore des préjugés, mais je le sens un peu moins à l’Université parce que la bande dessinée québécoise a eu beaucoup de succès depuis les vingt dernières années, ce qui fait que l’objet d’étude est moins méconnu qu’il était auparavant, quand je suis arrivé. Au début, je recevais des courriels ou des téléphones de parents qui étaient inquiets parce que leur enfant voulait s’inscrire en bande dessinée, donc, ils voulaient savoir qu’est-ce que leur enfant pouvait faire avec un bac en bandes dessinées. Dix-douze ans plus tard, au milieu des années 2010 peut-être, j’ai reçu un téléphone d’un père qui était inquiet parce que sa fille avait décidé d’aller dans un Cégep anglophone, et il avait peur qu’elle ne puisse pas entrer en bande dessinée par la suite. C’est une anecdote, mais c’est comme ça que j’ai remarqué que ça avait changé (rires)… Donc, j’ai senti ce passage-là si on veut, mais des préjugés, il en restera toujours.
Contrairement aux États-Unis ou en Europe, c’est quand même plus difficile de gagner sa vie avec la bande dessinée au Québec, non?
Sylvain Lemay : Tout à fait. C’est de la littérature, donc, quand un roman vend trois mille, quatre mille exemplaires, c’est un best-seller. C’est sûr que c’est difficile… Il y a des métiers connexes en illustration, en jeux vidéo, en scénarisation, il y a différents programmes de bourses, mais effectivement… Certains auteurs, comme (Michel) Rabagliati, (Guy) Delisle, Delaf et Maryse Dubuc publient en France aussi, ce qui aide à avoir un plus grand nombre de lecteurs, mais les tirages étant ce qu’ils sont au Québec, c’est sûr que c’est beaucoup plus difficile. Ça, on le dit dès le départ aux étudiants, dès la première année qu’ils entrent chez nous.
Il y a des personnages de ta première bande dessinée, Pour en finir avec novembre, qui sont de retour dans Rouge avril… Est-ce que tu conseilles aux gens de lire Pour en finir avec novembre pour mieux apprécier Rouge avril?
Sylvain Lemay : Pour apprécier, non. C’est mieux d’acheter Pour en finir avec novembre pour augmenter les ventes du livre (rires), mais non, le livre est assez autonome, je crois. On a fait la liste des personnages au début pour expliquer les choses. Ce sont deux livres qui ont le même univers narratif, mais ce sont deux livres différents, et les deux sont autonomes.
D’où t’es venue l’histoire de Rouge avril? Est-ce qu’il y a des secrets dans ta propre famille?
Sylvain Lemay : Non, pas que je sache (rires). Ben, il y a peut-être des choses… Quand j’étais petit, je me suis imaginé qu’une de mes tantes était ma mère et qu’on me l’avait caché. Oui, des secrets de famille, il y en a, mais sinon, c’est simplement différents éléments. L’homme qui va travailler, mais qui n’a pas de job, qui a quitté son job pour faire autre chose, c’est quelque chose que j’ai lu, qui se trouve déjà chez Simenon dans Maigret, qu’on peut trouver ailleurs… Les personnages dans la vingtaine et dans la quarantaine, dont les deux univers « clashent » et qui essayent de travailler ensemble sur un projet commun malgré une différence de génération assez grande, ça vient un peu d’à droite et à gauche. Il y a des mises en abime, mais ce n’est pas autobiographique.
Tu évoques quand même les aléas du monde universitaire dans Rouge avril. Je présume que tu as puisé dans ta propre expérience?
Sylvain Lemay : Oui, c’est du matériau que je mets dans mes scénarios, dont je me sers par la suite. Évidemment, ce n’est pas une thèse, ce n’est pas un article de fond journalistique, c’est vraiment de la fiction… J’ai été dix ans étudiant avant d’être prof, donc, ça fait tout près de trente-cinq ans que je suis dans le milieu universitaire, alors, j’ai de quoi écrire pas mal de livres avec ça (rires).
Malgré que la grève étudiante d’il y a dix ans serve de toile de fond, Rouge avril n’est pas vraiment un livre sur le Printemps érable, c’est davantage un polar très personnel… Est-ce que c’était important pour toi d’inclure des événements sociaux pour ancrer ta fiction dans la réalité?
Sylvain Lemay : Oui. On essaye d’ancrer avec les lieux, mais aussi avec ce qui se passe, ce qu’on a fait avec la Crise d’octobre dans Pour en finir avec novembre… D’une part, quand on a commencé à travailler, c’était bien avant le Printemps érable, donc, on parlait du Sommet de Montebello, avec le président mexicain Calderón, Bush et Harper. C’était quelque chose qui s’était passé dans l’Outaouais. Par la suite, quand le Printemps érable est arrivé, on avait quelque chose d’encore plus fort, surtout que les manifestations étaient plus grandes à Gatineau qu’elles n’avaient été à Montebello. Pour moi, ça vient de ma lecture de Pierre Christin et Enki Bilal, Les Phalanges de l’Ordre noir avec la guerre d’Espagne, ou Partie de chasse, avec l’occupation de la Hongrie en 1956. J’ai toujours aimé ces bandes dessinées qui sont ancrées dans les événements réels, et je trouvais qu’au Québec on n’en trouvait pas beaucoup, de cette utilisation de l’Histoire du Québec pour raconter de la fiction. Donc, je me sers un peu de ça pour mes livres.
Il y a une scène dans Rouge avril que j’ai trouvée très drôle, où un lecteur mécontent retourne le livre L’Automne à Pékin de Boris Vian dans une librairie parce que ça ne parle pas du tout de la Chine. Est-ce que c’est une anecdote véridique?
Sylvain Lemay : Non, non (rires). Mais quand j’étais étudiant à l’Université, j’ai tout lu Vian. J’adorais Boris Vian, et ça m’a marqué. Quand j’ai lu L’Automne à Pékin, c’est écrit au début au début du livre que ça ne se passe pas à Pékin, et que ça n’a rien à voir avec l’automne (rires). J’avais trouvé ça drôle, et je ne sais pas pourquoi, quand est arrivée la scène, c’est la première scène qui a déclenché l’histoire de cette bande dessinée, j’ai toujours pensé à ce gars-là, qui n’est pas content et qui veut se faire rembourser le livre. À partir de là, tout a découlé. La personne n’a pas compris en achetant le livre, et elle revient à la fin et fait la même chose. On ne sait pas si c’est la même personne ou si c’est quelqu’un qui s’amuse à faire le jeu donc, on laisse planer le doute là-dessus.
Je me demandais si c’était une sorte de clin d’œil à ceux et celles qui, en lisant Rouge avril, trouveraient que ça ne parle pas assez de la grève étudiante?
Sylvain Lemay : Hein? Tout à fait! Tu vois, ça, je ne l’avais pas vu, mais j’aime bien l’idée, parce que, effectivement, il y a peut-être un lien à faire encore plus grand que j’avais vu… Est-ce que le titre peut porter un peu à confusion? Évidemment, les personnages sont dans cette époque-là, dans cette semaine-là où ça s’est passé, mais, comme j’ai dit, ce n’est pas un reportage sur l’occupation, sur le Printemps érable non plus, c’est vraiment une œuvre de fiction…
Et qu’est-ce qui a motivé ta décision de t’intégrer toi-même dans le récit? Tu n’es qu’un personnage tertiaire, qui apparaît brièvement, mais tu es quand même dans l’album…
Sylvain Lemay : Oui. On arrivait à la fin de Pour en finir avec novembre, et c’est André, mon dessinateur, qui m’a dit « J’ai eu du plaisir à passer du temps avec ces personnages-là, on dirait que c’est des gens qu’on aurait pu rencontrer ». Et à partir de là, on a pris la dernière scène, où on voit les personnages du dessinateur et du scénariste en train de parler du livre qui se fait, donc, c’est comme ça qu’on avait fini Pour en finir avec novembre. Une fois qu’on a mis cette mise en abime là, on s’est dit qu’on allait la réutiliser dans le deuxième livre. On l’a développée un petit peu plus… Il y a une entrevue qu’on a faite pour le journal Métro, c’est lui qui l’a vu, Jason Paré je pense qu’il s’appelle. Il m’a dit que c’était une façon pour nous de se dédouaner de l’autobiographie. Le personnage du prof, de Réal Petit, qui a probablement couché avec ses étudiantes, qui a plagié son mémoire, le fait que je sois à côté en tant qu’autre personnage permet au lecteur de ne pas confondre, si on veut, Sylvain Lemay avec le personnage du livre.
Oui, effectivement. Et comment s’est fait le choix d’André St-Georges comme dessinateur?
Sylvain Lemay : Au moment de faire Pour en finir avec novembre, j’arrivais à la crise de la quarantaine, et je me disais que, si je voulais publier un livre un jour, il faudrait bien que j’en termine l’écriture. Donc, j’ai pris un projet sur lequel j’avais travaillé, et je suis passé à travers certains de mes anciens étudiants. Je cherchais surtout, en premier, un dessinateur qui serait capable de travailler avec moi sans que je sois le prof évidemment, quelqu’un qui me connait assez pour être capable de me dire « Non, regarde, ce n’est pas bon, moi, j’ai une autre idée ». Je ne voulais pas que la personne fasse exactement tout ce que je lui disais de faire en pensant que c’est la meilleure solution, et je l’ai trouvé avec André. Ça s’est montré avec Pour en finir avec novembre, et on a continué avec Rouge avril. Le pire, c’est qu’André est un peintre, il fait beaucoup de peinture du vieux Hull, des lieux comme ça, en couleur évidemment, mais là on travaillait en noir et blanc. J’aimais la simplicité de son dessin, qui permettait de faire des bouquins peut-être un peu plus longs, en se concentrant sur le dialogue, et avec les lieux, comme il les dépeignait dans ses peintures. Je savais que c’est quelqu’un qui est très attaché à l’Outaouais. Moi, je viens de Montréal, je suis arrivé ici à trente ans, mais André est né dans l’Outaouais. Donc, tous ces éléments-là ont fait que l’on travaille ensemble depuis plus de dix ans.
Je présume aussi que c’est plus facile de collaborer sur un deuxième album que sur le premier. Vous avez dû développer une certaine méthode de travail en plus de la complicité?
Sylvain Lemay : Oui, mais la gestation du deuxième a été très longue. Il y a eu beaucoup de problèmes qu’on explique un petit peu dans la préface. Par la suite, il y a aussi eu des mouvements chez l’éditeur, Mécanique générale, qui est parti de 400 Coups pour aller chez Somme toute. Donc, c’est un projet qu’on a mis de côté, des fois pendant un an, deux ans, et sur lequel on revenait… À un moment donné, on a été obligés de mettre toutes les planches sur la table, pour essayer de voir où est-ce qu’on en est, est-ce qu’il y a quelque chose dans le scénario, est-ce qu’il y a des éléments, des planches dessinées il y a quatre-cinq ans, qui ne marchaient pas… Ce temps-là a été dur. C’est pour ça que pour le prochain, on attend vraiment d’être sûr avant de le partir, pour pouvoir le finir le plus rapidement possible, en prenant justement cette façon qu’on a eu de travailler et qui était très bien avec Pour en finir avec novembre, c’est-à-dire qu’une fois que le plan est fait, que les scènes sont découpées, j’écris les dialogues, j’envoie ça à André, et André me propose un premier découpage, puis je reviens sur le découpage en corrigeant un petit peu, en envoyant mes propres idées, et je retourne tout ça à André… C’est un jeu de ping-pong qu’on fait comme ça, jusqu’à tant que le dessin soit terminé.
D’ailleurs, il y a une porte ouverte pour une suite à la fin de Rouge avril. Est-ce que c’est le prochain projet sur lequel vous allez travailler, toi et André?
Sylvain Lemay : On n’a pas parlé encore, mais André le sait, c’est lui qui a écrit le titre du prochain (rires). Il sait que ça s’en vient, mais là, André est aussi papa d’une petite fille mignonne de moins de deux ans, donc il a été très occupé l’année dernière, à finir l’album avec sa première année de paternité, mais le synopsis est écrit. C’est juste qu’on va attendre, parce qu’en ce moment, je suis aussi directeur du Département des sciences infirmières en plus de l’École multidisciplinaire de l’image, ce qui fait que c’est une année très chargée, mais à partir du mois de mai, je vais être un peu plus libre. Donc, si André veut toujours embarquer, on va s’y mettre.
Vous allez encore une fois utiliser en toile de fond des événements sociaux de l’Histoire du Québec?
Sylvain Lemay : Du Québec et du Chili. Autant dans Pour en finir avec novembre que dans Rouge avril, dans les dernières scènes, il y a toujours quelqu’un qui est au Chili. Ma blonde est chilienne, donc, ça vient de là. Il y a eu des grèves étudiantes aussi au Chili. C’est pour ça que ça s’appelle Les deux printemps, pour le Printemps érable et le printemps chilien. Mais ça peut encore beaucoup changer. Une fois qu’on se met à travailler, la façon dont on travaille, avec le ping-pong, on apporte beaucoup de modifications en cours de route… Je tenais à mettre le titre peut-être plus pour montrer à l’éditeur qu’on avait quelque chose pour la suite (rires)…
Rouge avril, de Sylvain Lemay et André St-Georges. Publié aux éditions Mécanique générale, 272 pages.
Abonnez-vous à notre infolettre tentaculaire
Encouragez-nous pour le prix d’un café
À l’occasion du mois de la francophonie, l’équipe de Pieuvre.ca tient à souligner son attachement à la qualité de la langue française. Voilà pourquoi nous utilisons quotidiennement Antidote pour réviser nos textes.