Adaptée librement d’un roman du 18e siècle intitulé Pamela ou la vertu récompensée, la pièce Quand nous nous serons suffisamment torturés, avec un texte de Martin Crimp, et selon une mise en scène (et une traduction) de Christian Lapointe, est non seulement étrangement magnifique, mais réussit ce que peu d’oeuvres théâtrales sont en mesure de faire: nous faire douter la réalité elle-même.
D’abord, un peu de contexte: le personnage d’Emmanuel Schwartz, un homme riche à qui personne ne semble jamais rien refuser, a kidnappé une femme, qu’il appelle Pamela, et qu’il souhaite forcer à l’épouser. Sans oublier de pouvoir coucher à elle, bien entendu. Contrat à signer en main, le voilà qui pontifie, qui affirme qu’il a tout le pouvoir. Mais déjà, le personnage féminin, interprété par Céline Bonnier, et qui ne s’appelle fort probablement pas du tout Pamela, sait montrer les crocs et rétorquer au fat paltoquet persuadé de posséder toutes les cartes dans son jeu.
Pourtant, la pièce n’est pas un « simple » duel d’esprits entre une captive et son ravisseur. D’abord, « Pamela » est-elle vraiment prisonnière de son geôlier? Qui tire les ficelles, ici? Non, en fait, l’oeuvre théâtrale tient tout autant de ce combat des esprits que de l’exploration du féminisme, d’un hommage potentiellement détourné à la séquence dans la « cave » du tueur, dans Le Silence des agneaux, ou encore de la reprise, drame en plus, du vidéoclip Heimdalsgate Like a Promethean Curse d’of Montreal.
Tout cela provoque une certaine confusion? C’est normal. Sur scène Schwartz et Bonnier, parfaitement en contrôle de leurs moyens, alternent entre les moments de tension, les gags, les sous-entendus et les allusions, à l’instar de deux amants qui s’adorent et se détestent en même temps. Il y a quelque chose de particulièrement déconcertant à voir les deux acteurs déclamer leurs textes en ne sachant trop si les répliques en question sont à prendre au premier degré, comme s’il s’agissait « seulement » des discussions entre un ravisseur et sa victime, ou s’il y a quelque chose de plus.
À preuve, sans doute, les différences de ton des deux comédiens en fonction des répliques. Surtout – surtout! – ces déclarations de M. Schwartz qui sont lancées d’un ton en apparences si pédant, si suffisant qu’il n’y a d’autre choix que d’éclater de rire, même si, en substance, ledit personnage vient malgré tout de déclarer qu’il voulait forcer une femme à avoir des relations sexuelles avec lui, entre autres joyeusetés.
Est-ce que tout cela est une déclinaison sur l’acide du Truman Show? L’utilisation d’une caméra sur scène, notamment comme accessoire dans le cadre d’un étrange film tourné par le maître des lieux, mais aussi comme façon de voir l’action d’un autre angle, le tout étant projeté sur un écran quasi transparent placé entre le public et la scène, porte à croire que tout ce que l’on nous montre n’est que de la frime. Une pièce dans une pièce, en quelque sorte. Ou une blague privée dont le public serait exclu.
Quoi qu’il en soit, Quand nous nous serons suffisamment torturés est un tour de force théâtral qui permet de réunir une excellente distribution sur une même scène. Et le fait que l’aventure soit digne de faire regretter d’avoir suivi le lapin au fond du terrier, dans Alice au pays des merveilles est un avantage indéniable, il va sans dire. Du grand théâtre. Voire même du théâtre qui dérange, ce qui est encore mieux.
Quand nous nous serons suffisamment torturés, de Martin Crimp; traduction et mise en scène de Christian Lapointe, avec Céline Bonnier, Emmanuel Schwartz, Lise Castonguay et Laura Côté-Bilodeau. Au Prospero jusqu’au 5 mars.