Les nombreux liens révélés la semaine dernière entre l’extrême droite et le convoi des camionneurs à Ottawa ne devraient pas étonner. Depuis le début de la pandémie, de nombreuses recherches ont documenté des liens, parfois naturels, parfois inédits, tissés par médias sociaux interposés, entre l’extrême droite et les mouvements opposés à la vaccination et aux mesures sanitaires.
Ça ne signifie pas que les antivaccins sont d’extrême droite: ça signifie plutôt qu’en coulisses, des groupes idéologiques d’ordinaire marginaux, instrumentalisent cette crise ou profitent des frustrations de la population pour faire avancer leurs intérêts.
Et ce n’est pas un phénomène né de la pandémie, ni même unique à la santé. D’autres chercheurs avaient noté ces dernières années des liens entre extrême droite et déni des changements climatiques. Dans certains cas, le lien est purement opportuniste: un politicien populiste peut par exemple voir dans la crise climatique une occasion de surfer sur la vague du mécontentement face aux règles environnementales ou face à une taxe carbone. Mais dans d’autres cas, il s’agit d’un système de croyances qui les met carrément en opposition à la démocratie: en 2018, une étude du Centre de recherche Pew menée dans 36 pays avait conclu que, si une personne est climatosceptique, il y a davantage de chances qu’elle juge la démocratie comme une nuisance.
C’est le « niveau d’engagement face aux principes démocratiques » (commitment to democratic principles) qui constitue le facteur déterminant, et ce dans la plupart des pays. A l’inverse, écrivaient les chercheurs, « croire que des élections libres, la liberté de religion, les droits égaux pour les femmes, la liberté d’expression et la liberté de presse, sont « très importants » plutôt que « un peu important », augmente la probabilité de croire que les changements climatiques sont un très sérieux problème. »
Le mois dernier, un reportage du Daily Poster confirmait qu’aux États-Unis, derrière la guerre aux mesures sanitaires, il y avait des visages connus de la guerre au réchauffement climatique: ce sont certains des mêmes groupes qui se présentent comme des groupes « citoyens » et qui sont financés en coulisses par les mêmes donateurs associés à la droite, comme les frères Koch.
Des acteurs connus
L’épidémiologiste américain David Michaels remarquait dès mars 2020, soit dès le début du confinement, que sur Fox News ou dans les radios de droite et d’extrême droite, les voix influentes qui niaient l’importance du nouveau coronavirus, étaient les mêmes qui, depuis des années, niaient le réchauffement climatique.
Certes, tous ceux qui manifestent derrière la bannière du « convoi de la liberté » depuis qu’il s’est immobilisé à Ottawa le 29 janvier, ne sont pas des extrémistes. La plupart sont non-violents et continuent de mettre de l’avant les frustrations des derniers mois face à la crise sanitaire. Frustrations parfois appuyées sur de réelles incohérences dans les décisions gouvernementales, et parfois appuyées sur de fausses informations: par exemple, l’organisatrice québécoise du convoi, Joanie Pelchat, interviewée par Le Devoir, dit avoir pour principale motivation « les mesures sanitaires québécoises qu’elle juge liberticides » et affirme que les vaccins contre la COVID sont « expérimentaux ».
Mais en arrière-plan de ces militants, et de leurs homologues dans des dizaines de pays, on trouve des groupes qui « instrumentalisent » leur « ras-le-bol », décrit dans La Presse David Morin, professeur de science politique à l’Université de Sherbrooke et co-titulaire de la Chaire UNESCO sur la prévention de la radicalisation. « On a ici une extrême-droite qui est habile sur les réseaux sociaux, bien connectée dans le monde occidental et qui a une approche transnationale. Force est d’admettre que, sur le plan politique, ils ont réussi à déstabiliser, même si temporairement, le débat politique. »
Par exemple, note le média canadien en ligne PressProgress, le « convoi de la liberté » a été à l’origine organisé par un groupe appelé Canada Unity qui, en plus de s’être systématiquement opposé aux mesures sanitaires, s’est fait connaître pour son appel à la gouverneure générale et au Sénat afin qu’ils démettent de leurs fonctions les députés et les remplacent par des non-élus —dont ce groupe ferait partie. Un autre organisateur du convoi, Pat King, est une figure connue de l’extrême-droite qui proclame l’existence d’un plan de « dépopulation de la race caucasienne ». Une nommée Sandra Solomon est une activiste anti-musulmane. Un nommé Tom Quiggin a proclamé que la mosquée de Québec ciblée par une tuerie en 2017, abritait des terroristes. Une nommée Romana Didulo, venue appuyer les manifestants, s’est auto-proclamée « Reine du Canada » et a été arrêtée en décembre après avoir proféré des menaces contre les travailleurs de la santé.
Certains des plus gros groupes Facebook à avoir soutenu les manifestants, créés entre les 26 et 28 janvier, se sont révélé être administrés à partir d’un seul compte piraté.
Et les sommes d’argent recueillies en un temps record —10 millions$ sur GoFundMe avant que cette plateforme ne bloque les transactions— proviendraient en bonne partie des États-Unis, selon des experts en sécurité nationale ces derniers jours. Cette information n’a toujours pas été confirmée: tout au plus, une analyse des données faite par CBC le 10 février a permis d’identifier des centaines de donateurs américains. Après le blocage par GoFundMe, plusieurs donateurs se sont tournés vers une plateforme identifiée à la droite chrétienne américaine, et ont récolté autant d’argent en quelques jours seulement.
Ils ont pour cela bénéficié de l’énorme caisse de résonance d’une partie de cette même droite américaine, à partir de Trump lui-même — qui a vanté le « courage » des « camionneurs » le 29 janvier — jusqu’à Fox News en passant par quelques élus et influenceurs.
Pour le Britannique Ciaran O’Connor, analyste à l’Institute for Strategic Dialogue — un organisme luttant contre la polarisation et l’extrémisme — « lorsque les médias américains de droite récupèrent quelque chose, ça devient mondial ».
Un objectif clair
Au final, que veulent ces extrémistes? « Éroder la légitimité de l’État, résumait le 9 février le journaliste canadien Matt Gurney. « Pas juste la ville d’Ottawa, ou l’Ontario, ou le Canada, mais les démocraties en général. »
Le chef de la police d’Ottawa, Peter Sloly, s’est ouvertement inquiété du fait qu’il avait affaire à une faction d’extrême-droite « bien organisée », qui n’est pas là pour protester contre le port du masque ou les passeports vaccinaux. Ces groupes « hautement organisés, bien financés », sont « extrêmement déterminés à résister à toutes les tentatives de mettre fin aux manifestations de façon sécuritaire ». Ils sont là pour « créer un conflit », ajoute Matt Gurney.
Une tentative « d’insurrection », a-t-on pu lire en plusieurs endroits depuis une semaine. Le fait qu’à ces extrémistes qui cherchent la confrontation, se mêlent des gens qui croient très sincèrement que la pandémie est un complot de « l’élite », empire le problème, commente Isabelle Hachey dans La Presse le 11 février.: « ces gens-là sont coincés dans une bulle idéologique, un monde parallèle où les efforts des autorités pour nous protéger d’une pandémie mortelle sont en fait une terrible machination pour nous priver de nos libertés. »
Pour les opportunistes d’ici et des États-Unis, poursuit-elle, « l’occasion est trop belle. Le cœur sur la main, ils embrassent la cause des « braves camionneurs canadiens » comme ils auraient embrassé n’importe quelle autre cause. »
Toutefois, les comparaisons avec les États-Unis ont aussi montré leurs limites: 47% des Canadiens sont « totalement opposés » aux manifestants d’Ottawa et 15% « un peu opposés », selon un sondage Léger réalisé du 4 au 6 février. Et 65% croient que ces manifestants représentent une « petite minorité ». En fait, l’opposition aux stratégies des manifestants a fortement augmentée entre la fin-janvier et le 9 février, selon trois sondages menés par Innovative Research. Par ailleurs, à la mi-janvier, 77% des Canadiens se disaient favorables à l’idée de restreindre l’accès des non vaccinés à certains lieux, selon un sondage du Groupe Maru. Enfin, au Québec, en date du 11 février, 92% des 12 ans et plus avaient reçu deux doses du vaccin et la moyenne de la dernière semaine était de plus de 30 000 personnes chaque jour. Même parmi les camionneurs, 90% sont vaccinés, et leur association nationale s’est dissociée de ces manifestations. Ce qui fait dire à l’auteur Zack Beauchamp, dans le magazine Vox : « ils sont en colère parce qu’ils ont perdu ».
Mais ils auront entretemps obtenu une énorme visibilité, créé de nouveaux réseaux en ligne et ramassé beaucoup d’argent: lorsque la pandémie sera passée, ils auront un trésor de guerre qui leur permettra d’instrumentaliser une autre crise sociale, sanitaire ou climatique.