L’ère de la « post-vérité » ou des « faits alternatifs » n’est pas apparue du jour au lendemain. Mais comment peut-on retracer l’évolution qui y a conduit? Des auteurs ont tenté d’analyser la façon dont le langage de la « rationalité » avait changé à travers des millions de livres publiés depuis un siècle et demi. Leur conclusion: si la tendance se maintient, ça va mal.
Ces quatre chercheurs — trois Néerlandais et un Américain — ont pu profiter d’une mine d’or: les millions de livres publiés depuis 1850 dont des versions complètes ou des résumés sont accessibles gratuitement dans Google Books. Lire cette quantité de livres « aurait pris des milliers d’années », signalent-ils dans leur introduction.
Ils ont effectué ce qu’on appelle une « analyse massive du langage », utilisant les 5000 mots les plus courants de l’anglais et de l’espagnol pour ensuite comparer l’occurrence de mots associés tantôt à la rationalité —déterminer, conclure, etc., ainsi que des termes scientifiques — tantôt à l’émotion — sentir, croire, plaisir, etc. Par ailleurs, parce que les débats en cours sur la « post-vérité » l’associent souvent à de l’individualisme — toutes les opinions se valent, mon opinion vaut mieux que les faits, etc. — ils ont également tenté une recherche des occurrences de termes référant à l’individu (je/moi/nous) par opposition à ceux référant au collectif (il/elle/ils, en anglais, he/she/they). Leur recherche est parue en décembre dans les Proceedings of the National Academy of Sciences.
Résultat: les mots associés à la rationalité ont augmenté systématiquement après 1850, tandis que ceux associés à l’émotion déclinaient. Mais la tendance s’est inversée à partir des années 1980. Un changement qui semble s’être accéléré à partir de 2007 (l’analyse s’arrête en 2019). En parallèle, on a aussi assisté à un renversement du « collectif » vers le « personnel ». Des sociologues et des psychologues ont d’ailleurs souvent fait cette observation dans les dernières décennies; une observation qui serait à présent « soutenue par une tendance prononcée vers l’usage des pronoms singuliers versus pluriels, commençant dans les années 1980 ».
Peut-être plus révélateur encore est le fait que ces changements apparaissent autant dans les livres de fiction que de « non-fiction ». Ces changements apparaissent aussi dans les articles du New York Times, « suggérant que ce n’est pas un artefact du corpus livresque ».
En résumé, « notre recherche suggère qu’au cours des dernières décennies, il y a eu un passage marqué dans l’intérêt du public du collectif vers l’individuel, et du rationnel vers l’émotion ».
Leur recherche ouvre par ailleurs la porte à d’autres hypothèses apparues au fil des ans. Par exemple, cette opposition entre les concepts « individuels » et « collectifs » peut aussi être interprétée, écrivent-ils, par la façon dont ces concepts « sont reliés à deux modes de fonctionnement fondamentalement différents » de notre cerveau, appelés parfois « pensée rapide » et « pensée lente ».
La « pensée rapide » réfère à toutes les décisions que nous prenons en quelques secondes, voire en quelques fractions de seconde, et peut donc être davantage reliée au pôle de l’émotion. La « pensée lente » réfère à l’inverse à la réflexion, aux moments où nous soupesons le pour et le contre avant de prendre une décision, et peut donc être associée au pôle rationnel. Par conséquent, cette évolution dans le choix des mots pourrait, en théorie, révéler une évolution dans nos façons de réfléchir, d’argumenter et de décider — sur une base qui serait de plus en plus émotive depuis les années 1980.
Cette dernière interprétation, soulignent ces quatre chercheurs, relève de la spéculation. Un corpus composé uniquement de livres a ses limites, et l’évolution du vocabulaire est inévitablement biaisée par l’évolution des mentalités et de la technologie. Mais d’autres chercheurs avaient, avant eux, suggéré une telle évolution dans le langage, et le fait qu’on la retrouve autant dans la fiction que dans la non-fiction pourrait être un avant-goût d’une transformation sociale plus en profondeur. Des décisions de moins en moins basées sur les faits et de plus en plus sur les opinions?