Récemment rééditée dans une version revue et corrigée, la biographie Edgar P. Jacobs : un pacte avec Blake et Mortimer, de Benoît Mouchart et François Rivière, constitue une lecture essentielle pour tous ceux et celles qui souhaitent en apprendre davantage sur ce maître du neuvième art.
Né le 30 mars 1904 à Bruxelles et décédé le 20 février 1987 « d’épuisement, de solitude et de désespoir », Edgar P. Jacobs est le créateur de la fameuse série Blake et Mortimer, et l’un des piliers de la bande dessinée franco-belge aux côtés d’Hergé, dont il a été l’assistant. Il n’est pas évident de faire la biographie d’un homme qui n’estima jamais opportun de parler de sa vie privée et qui jugeait « qu’un auteur ou un acteur doit être connu par ce qu’il écrit, par ce qu’il évoque ou par ce qu’il représente quand il est sur scène », mais c’est un défi que relèvent avec brio Benoît Mouchart et François Rivière, les auteurs de l’ouvrage.
De son père, sergent de ville qui lui transmettra un sens élevé de l’honneur et de la discipline en passant par sa rencontre avec Jacques Van Melkebeke sur les bancs d’école, avec qui il sera ami durant toute sa vie, la biographie aborde tout d’abord la jeunesse d’Edgar P. Jacobs. Il est étonnant d’apprendre qu’après avoir vu une représentation de Faust à l’âge de treize ans, Jacobs décida de devenir chanteur d’opéra, un métier qu’il pratiquera durant une vingtaine d’années à parti de 1920. Heureusement pour les amateurs de Blake et Mortimer, le succès se fait attendre, et le baryton quitte les planches en 1940 pour des raisons alimentaires. Il illustre à cette époque les catalogues des Grands Magasins de la Bourse, où il développe le fétichisme du détail pour lequel il sera plus tard reconnu.
C’est en 1942 que Jacobs aura son premier vrai contact avec la bande dessinée. Il effectue à ce moment diverses illustrations pour la revue Bravo!. En pleine Seconde Guerre mondiale, le stock de pages de Gordon l’Intrépide (Flash Gordon) fourni par l’agence parisienne Opera Mundi ne parviennent plus en Belgique, et la direction le charge alors de conclure le récit en cours, sans lui fournir aucune indication. S’étant admirablement acquitté de cette tâche, on lui offre de créer son propre feuilleton en 1943, Le Rayon U, une bande dessinée fortement influencée par le travail d’Alex Raymond, mais qui contient déjà les éléments qui feront éventuellement le succès de la série Blake et Mortimer, et que l’on pourrait qualifier de « réalisme fantastique ».
Intéressé par son usage de la couleur dans Le Rayon U, Hergé, à qui Casterman demande de faire le coloriage de ses histoires originalement parues en noir et blanc, le contacte et l’engage à temps partiel en janvier 1944. Jacobs commence par mettre en couleurs Le Trésor de Rackham le Rouge, mais il participe aussi au scénario et dessine les décors des Sept Boules de cristal, du Temple du Soleil, et d’autres aventures de Tintin. Il sera l’assistant d’Hergé durant trois ans, mais rompt leur collaboration après que ce dernier ait refusé de cosigner les albums. Il conservera toutefois des liens d’amitié avec George Rémi, comme en témoignent les lettres entre les deux hommes, dont certaines sont reproduites dans le livre.
Jacobs participe à la fondation du Journal de Tintin en 1946, et c’est dans ces pages que naît Le Secret de l’Espadon, la toute première aventure de Blake et Mortimer. La biographie révèle que le professeur Philip Mortimer fût dessiné d’après son fidèle ami Jacques Van Melkebeke, à qui il ajoute une barbe rousse pour accentuer le caractère écossais du personnage. Jacobs puise l’essence de sa conception de la science-fiction et de l’énigme, ainsi que son amour de la culture anglaise, dans les romans de H.G. Wells, qui ont bercé son enfance, tandis que ses visuels sont influencés par le cinéma impressionniste allemand. L’auteur adopte d’emblée un propos délibérément adulte, ce qui était peu courant à une époque où la bande dessinée était perçue comme un médium exclusivement réservé aux jeunes.
La biographie explore les coulisses de plusieurs des albums de Blake et Mortimer. Les dérèglements météo dans les années 1950 lui inspirent S.O.S. Météores, qu’il considère comme son œuvre la plus accomplie aux côtés de La Marque Jaune. Victime de censure, Le Piège diabolique ne paraîtra en France que plusieurs années après sa publication originale, et pour cette raison, Jacobs redoute de faire d’autres récits de science-fiction. Il rencontre Jean Van Hamme, qui participera au renouveau de la série après son décès, lors de l’écriture des Trois Formules du professeur Satō, alors que ce dernier créera l’équation chimique au cœur de l’intrigue. On y apprend également qu’une adaptation cinématographique de La Marque Jaune devait voir le jour en 1985 avec David Bowie dans le rôle de Francis Blake et Nick Nolte dans celui de Philip Mortimer!
Benoît Mouchart, le directeur du département bande dessinée de Casterman et François Rivière, un journaliste littéraire et scénariste qui a eu la chance d’interviewer Jacobs lui-même (des extraits de ses entretiens sont d’ailleurs disponibles à la fin du livre), connaissent bien le neuvième art, et au-delà du parcours d’Edgar P. Jacobs, les deux auteurs retracent en parallèle l’histoire de la BD : ses premiers signes de reconnaissance, la création de clubs d’amateurs, les premiers prix récompensant les bédéistes, le lectorat de plus en plus adulte, ou les expositions consacrées à ce médium. La biographie inclut également seize pages de photos, dont des portraits de famille, des croquis, ou la couverture du Journal de Tintin autour de La Marque Jaune qui sera refusée par Hergé lui-même parce que considérée comme « trop menaçante ».
Alors que l’on célèbre les 75 ans de Blake et Mortimer cette année, la biographie de Benoît Mouchart et François Rivière apporte un éclairage fort intéressant sur la vie et l’héritage d’Edgar P. Jacobs, et ce livre passionnant permet de mieux comprendre, et de mieux apprécier, l’œuvre de ce monument de la bande dessinée.
Edgar P. Jacobs : un pacte avec Blake et Mortimer, de Benoît Mouchart et François Rivière. Publié chez Les Impressions Nouvelles, 400 pages.