À la lecture de l’édition française de Tomie, le tout premier manga de Junji Ito publié originalement en 1987, on comprend facilement pourquoi cet artiste à la vision tordue s’est vu décerner le titre de maître japonais de l’horreur.
Avec sa peau blanche, presque diaphane, ses grands yeux en amande, ses cheveux brillants comme de la soie et son grain de beauté sous l’œil gauche, Tomie est une adolescente ravissante qui envoûte tous les hommes posant leur regard sur elle. Tous ceux qui tombent amoureux d’elle, et ils sont nombreux, sombrent dans l’obsession et la folie, et leur passion, comme leur jalousie, est si grande qu’ils ne peuvent s’empêcher de la tuer, et de découper son corps en morceaux. Étonnamment, la jeune femme se régénère chaque fois qu’on la dépèce, exactement comme la queue des lézards, et revient mystérieusement à la vie pour faire de nouvelles conquêtes. S’agirait-t-il d’une sirène, d’un succube ou de quelque chose d’encore plus sinistre?
Créé alors qu’il n’avait que 23 ans et travaillait comme prothésiste dentaire, Tomie est le tout premier manga de Junji Ito. Loin des standards de l’horreur occidentale, il s’agit d’une œuvre étrange, unique et profondément troublante. Il faut avoir le cœur bien accroché pour pénétrer dans cet univers de violence et de désir où une adolescente aussi cruelle que belle infecte tous les gens croisant sa route comme s’il s’agissait d’un virus hautement contagieux. En plus de renaître à chaque fois qu’elle meurt, la jeune femme ne cesse de se multiplier, et ses organes ou ses membres découpés finissent par devenir une autre Tomie. Elle est tellement maléfique qu’une seule mèche de ses cheveux peut corrompre des dizaines de personnes.
Tomie évoque l’âge d’or de la bande dessinée d’horreur, avant l’avènement du Comics Code Authority qui viendra censurer ce genre de publications, mais contrairement à Tales from the Crypt ou Creepy, des séries présentant des compilations de courtes histoires de quelques planches seulement, on est ici en présence d’un récit de longue haleine, s’étalant sur plus de sept cent pages. Bien que volumineuse, on est rapidement happé par cette bande dessinée, qu’on ne peut déposer une fois commencée. On pourrait penser que ce cycle de séduction et de mort deviendrait répétitif, mais à chacune de ses réincarnations, Tomie semble encore plus maléfique, et les vingt chapitres composant le livre sont de plus en plus cauchemardesques.
Même s’il ne possédait pas encore la virtuosité graphique dont il fera preuve plus tard dans sa carrière, les dessins de Junji Ito dans Tomie sont d’une redoutable efficacité, et cultivent sans cesse le malaise. D’un trait fin, presque chirurgical, il dépeint les environnements propres et bien rangés du Japon, du lycée aux montagnes enneigées en passant par les villages pittoresques aux pieds d’une falaise ou des ateliers d’artistes, ce qui rend les scènes d’horreur encore plus percutantes quand elles surviennent. Il distorsionne les corps afin de créer de véritables visions de cauchemar, et peuple ses cases de visages doubles, d’excroissances répugnantes, ou de têtes poussant dans un bocal.
Groupe de jeunes étudiants en caleçon découpant le corps de Tomie en quarante-deux morceaux à l’aide d’une scie, oiseau embroché sur un paratonnerre comme une girouette vivante, corps sans tête qui s’anime, doigts tranchés à coups de pelle, vieillards agenouillés suçant les bras d’une jeune femme afin d’aspirer sa vitalité, pile humaine composée de dizaines d’hommes se poignardant gaiement les uns les autres sous des geysers de sang, énorme lombric arborant huit têtes, bouillie de chair comme de la viande hachée à travers laquelle on distingue une main, Junji Ito multiplie les images fortes et dérangeantes, qui nous hantent longtemps après avoir refermé l’album.
Loin des mangas vendus à prix modiques, l’édition de Tomie publié par Mangetsu est magnifique, avec une couverture cartonnée plutôt que souple, et des pages imprimées en noir et blanc sur du papier de bonne qualité plutôt que du papier journal. L’ouvrage s’ouvre sur une introduction d’Alexandre Aja, un réalisateur de films d’horreur à qui l’on doit Haute Tension, le remake de The Hills Have Eyes ou Horns, et qui travaille sur une adaptation cinématographique de cette bande dessinée depuis quelques années. L’album se termine sur un épilogue de quelques pages signé par Morolian, qui a eu l’occasion de s’entretenir avec Junji Ito à propos de cette première œuvre du mangaka.
Que vous soyez friands de mangas ou pas, Tomie est un must pour tous les amateurs d’horreur, et les éditions Mangetsu, qui ont mis la main sur les droits de quelques vingt-cinq œuvres de Junji Ito, frappent un grand coup en publiant ce classique en version française.
Tomie, de Junji Ito. Publié aux éditions Mangetsu, 751 pages.