Même s’il ne s’agit que de sa toute première bande dessinée, Camille Lavaud Benito démontre un talent indéniable pour le médium avec La vie souterraine, un album mariant réalité historique et expérimentation graphique.
Basée sur des faits authentiques, la bande dessinée La vie souterraine de Camille Lavaud Benito nous replonge dans la Seconde Guerre mondiale, au tout début de l’occupation française par les Allemands. Tournant autour d’un groupe d’amis composé de Gabor Varga, directeur de l’agence publicitaire Mad Polydor et collectionneur d’art, de sa maîtresse Irène Lacombe, directrice d’une galerie et mécène de plusieurs artistes, des peintres José Manjarès et Joseph Blumberg, de l’éditeur Pierre Worms, de Georges Lottre, un « politicien girouette » et de son épouse Berthe, qui exerce le métier de rédactrice en chef, l’album dépeint la transformation radicale de la France suite à la signature de l’armistice le 22 juin 1940.
Bien qu’il y ait déjà eu plusieurs récits portant sur cette période historique, La vie souterraine adopte un point de vue original, en s’attardant à la persécution qu’ont subis les artistes visuels durant l’occupation de la France. On se doutait que plusieurs peintres juifs aient été obligés de changer de nom pour continuer à pratiquer leur art, comme c’est le cas de Joseph Blumberg, qui se fera appeler Charles Fleurmont, un patronyme on ne peut plus français, mais ce qui est moins connu, c’est qu’Adolf Hitler (lui-même recalé aux Beaux-Arts de Vienne) exigea que les œuvres des dégénérés qui allaient à l’encontre de « l’idéologie héroïque des nazis », soient saisies et confisquées, peu importe la nationalité de leurs créateurs.
Trahi par sa maîtresse, qui n’a pas apprécié qu’il ait passé trop de temps avec une autre femme lors d’un vernissage à sa galerie, Gabor Varga deviendra la cible des Allemands, tout d’abord parce que les Juifs sous le régime de Vichy étaient soumis à l’interdiction de faire de la publicité, mais également parce qu’il possédait un nombre considérable d’œuvres d’art considérées comme « sataniques et modernistes ». Pourchassé par les nazis, Varga se réfugiera en Dordogne, et quittant la petite bourgeoisie parisienne, le dernier tiers de La vie souterraine décrit les braquages, les sabotages et même les meurtres auxquels les membres de la résistance se livreront afin de miner les forces d’occupation et le travail des collabos.
Si l’histoire de La vie souterraine est parfois un peu décousue, surtout au début du récit, il est difficile de ne pas être charmé par le travail graphique de Camille Lavaud Benito. D’un trait fin et méticuleux effectué à l’encre et parsemé de touches de feutre et d’aquarelle, l’artiste livre des planches incroyablement touffues, où les illustrations s’entremêlent sur des planches souvent dénuées de cases, offrant des compositions graphiques aussi inventives que denses. À l’exception de quelques touches de couleur ici et là (une affiche, le soleil, un bouquet de fleurs, etc.), ses dessins sont monochromes et imprimés sur des pages de grand format, ce qui permet de mieux apprécier ses fresques picturales.
Tandis que ses personnages, surtout les secondaires, arborent un côté naïf et un peu maladroit, avec leurs nez en trompette et leurs dentitions chevalines, ses décors regorgent par contre d’une foule de détails impressionnants. Elle insère de vrais documents d’archives à travers ses pages, et crée sa propre trame sonore, en indiquant le titre et les auteurs des pièces musicales accompagnant certaines scènes. Elle injecte une belle touche d’onirisme à l’ensemble, avec des avions de guerre survolant l’éruption d’une bouteille de champagne, un artiste endormi sur une palette géante, une vache ou un arbre en train de peindre une toile, ou des volutes de fumée se transformant en serpent. L’album se termine sur quelques pages en couleur reprenant des affiches de films, des couvertures de romans ou des programmes radio réalisés dans le style de l’époque.
Rendant hommage à l’aspect révolutionnaire de l’art, surtout en temps de guerre, La vie souterraine est un album graphiquement unique, qui constitue une entrée en matière fort intéressante pour cette série devant se décliner en trois tomes.
La vie souterraine, de Camille Lavaud Benito. Publié aux éditions Les Requins Marteaux, 96 pages.