Après Hollywood menteur et Black-out, les éditions Futuropolis continuent d’explorer l’envers du décor, pas toujours reluisant, de l’industrie cinématographique américaine, avec la bande dessinée Fatty de Julien Frey et Nadar.
Si son héritage est malheureusement largement oublié de nos jours, Roscoe Arbuckle, connu sous le sobriquet de « Fatty » en raison de sa corpulence, fût la première véritable star d’Hollywood. En plus d’une longue carrière ayant débuté au temps du cinéma muet, dans des comédies burlesques de la Keystone Company dirigées par Mack Sennett, et d’une filmographie comptant plus de cent soixante films (dont plusieurs qu’il a lui-même réalisés), Arbuckle a aidé Charlie Chaplin à trouver son fameux personnage de Charlot, et a aussi « découvert » Buster Keaton, avec qui il tournera des dizaines de courts et longs-métrages. En 1919, il signe un contrat avec la Paramount, devenant le premier acteur de l’histoire à recevoir un million de dollars par année, ce qui constituait tout un pactole à l’époque.
Les choses se gâtent en septembre 1921. Lors d’une fête privée au St. Francis Hotel à San Francisco où l’alcool coule à flots malgré la prohibition en vigueur aux États-Unis, l’actrice Virginia Rappe est prise de violentes douleurs abdominales, et meurt d’une péritonite due à une rupture de sa vessie. Maude Belmont, une femme avide de publicité présente lors du drame, déclare à la police que la jeune femme est décédée après avoir été violée par Arbuckle. Bien que ces accusations soient fausses, l’acteur est inculpé de viol et d’homicide. Les autorités, qui cherchent à condamner la débauche d’Hollywood à travers lui, s’acharneront sur Fatty avec non pas un, mais trois procès, et malgré son acquittement, les studios décident alors qu’il n’apparaîtra jamais plus à l’écran, mettant une fin abrupte à sa carrière.
Bien qu’il s’articule autour de la figure de Roscoe Arbuckle et aborde sa dépendance à l’héroïne, Fatty n’est pas vraiment un album biographique. Le scénariste Julien Frey s’attarde plutôt aux balbutiements du star system hollywoodien et ses excès dans cette bande dessinée, ainsi qu’à la naissance de la presse à potins, alors que les journaux de William Hearst (le magnat ayant inspiré Citizen Kane), inventent n’importe quoi à son sujet pour vendre davantage de copies. Ce scandale sera également l’occasion pour les propriétaires des studios de cinéma de « moraliser » l’industrie, en mettant sur pied la Motion Picture Producers and Distributors of America, ce qui signalera l’arrivée en force du Code Hays, qui interdisait de montrer la nudité, les relations sexuelles, ou les relations amoureuses entre personnes blanches et noires à l’écran.
S’il illustre la fin de la récréation, le musèlement de la liberté d’expression dont jouissaient les productions cinématographiques avant cet événement et le début des listes noires à Hollywood (qui connaîtront leur apogée avec la Commission parlementaire sur les activités anti-américaines du sénateur McCarthy), Fatty relate aussi la touchante histoire d’amitié entre Roscoe Arbuckle et Buster Keaton, qui démontrera un soutien indéfectible envers celui qu’il considérait comme son mentor. Non content de l’appuyer durant ses déboires juridiques, c’est en effet Keaton qui lui suggèrera de changer de nom pour William Goodrich, et qui l’embauchera comme réalisateur quand ce dernier sera devenu persona non grata au sein d’une industrie qu’il avait pourtant contribué à rendre aussi profitable.
D’un coup de crayon nerveux et touffu, Nadar capture à merveille l’effervescence des soirées hollywoodiennes imbibées d’alcool, la débauche, ou les regards prédateurs des producteurs envers les jeunes et jolies actrices. Son Roscoe Arbuckle aux allures de chérubin joufflu et son Buster Keaton aux yeux tristes sont à la fois stylisés et très ressemblants, tout comme les autres figures historiques peuplant le récit, parmi lesquelles Charlie Chaplin, William Hearst ou Louise Brooks. Bien qu’il reproduise efficacement les décors des années 1920, Nadar se concentre davantage sur ses personnages, qu’il pose parfois sur un fond carrément blanc, ce qui ne l’empêche pas de livrer des allégories graphiques percutantes. Il esquisse par exemple l’interrogatoire d’Arbuckle lors de son procès comme un match de boxe, posant la chaise de l’accusé au beau milieu d’un ring.
Ce n’est pas d’hier que l’humour s’attire les foudres de la population en choquant les bonnes mœurs, mais grâce à sa réhabilitation de Roscoe Arbuckle, la bande dessinée Fatty donne le goût de découvrir les films de ce grand comique oublié par l’Histoire.
Fatty – Le premier roi d’Hollywood, de Julien Frey et Nadar. Publié aux éditions Futuropolis, 208 pages.