En Inde, une base de données gouvernementale, où 1,25 milliard de résidents sont identifiés à l’aide de leurs empreintes digitales et de photos, a mené à la création d’une infrastructure bureaucratique qui, si elle était conçue pour éviter « d’échapper » les citoyens marginalisés, peut parfois avoir l’effet inverse.
En utilisant Aadhaar, le système d’identification de l’Inde s’appuyant sur des données biométriques, comme source pour l’étude, deux chercheurs de l’Université Cornell, Ranjit Singh et Steven Jackson, ont examiné comment le système fonctionne pour les quelque 1,4 milliard d’habitants du pays.
Leurs travaux, intitulés Seing Like an Infrastructure: Low-resolution Citizens and the Aadhaar Identification Project, ont été publiés dans Proceedings of the Association of Computing Machinery on Human-Computer Interaction.
« Il existe une relation importante entre le mode de vie d’une personne et ce qui est enregistré à leur propos dans une base de données », mentionne M. Singh. « Lorsque tout fonctionne, vous apparaissez en « haute résolution » et ces systèmes fonctionnent particulièrement bien pour vous. Mais lorsqu’ils sont problématiques, ces problèmes se manifestent de façons différentes. Et pour mieux comprendre ces inégalités, il faut examiner le tout à la façon d’une infrastructure. »
Aadhaar, mis en place il y a plus de 10 ans, est la plus importante base de données s’appuyant sur l’identification biométrique. Avec plus de 1,25 milliard d’habitants inscrits, Aadhaar est conçue pour fournir une identité légale standardisée pour identifier tous les citoyens indiens, incluant ceux qui n’avaient pas de documents d’identité par le passé.
Les citoyens doivent fournir plusieurs données biométriques (les 10 empreintes digitales, deux photos de leur iris, ainsi qu’une photo de leur visage) et démographiques (nom, âge, genre, adresse), pour recevoir un nombre à 12 chiffres, similaire aux numéros d’assurance sociale aux États-Unis et au Canada.
Pour les recherches, M. Singh est retourné à trois reprises en Inde, en 2015, 2016 et 2018, pour un total de 18 mois, et a rencontré de nombreuses personnes, y compris des membres de l’Unique Identification Authority of India, qui gère Aadhaar.
M. Singh s’intéressait aux éventuelles déconnexions entre les plans pour mettre en place le système et la réalité sur le terrain, pour les citoyens qui participent au programme.
« J’ai toujours eu l’impression que cela allait profondément affecter la nature de la citoyenneté indienne, bien que le numéro n’ait jamais été vanté comme étant un indicateur de la citoyenneté. Il a plutôt été promu comme une façon d’identifier les gens à travers les bases de données du gouvernement. »
MM. Singh et Jackson ont développé les appellations « basse résolution » et « haute résolution » pour les citoyens alors qu’ils consultaient des écrits sur le sujet. L’un des problèmes, avec Aadhaar, est le fait que les gens dont les empreintes digitales n’étaient pas d’assez bonne résolution, et étaient donc floues, éprouvaient de la difficulté à être admis dans la base de données.
« Et donc, jusqu’à un certain point, cela nous a permis de parler du fait que les gens doivent être en « haute résolution » pour faire partie du système », précise M. Singh.
Distinction de classes?
Il est compréhensible, et généralement exact, de regrouper les citoyens en « basse résolution » au bas de l’échelle socio-économique, et les citoyens en « haute résolution » à l’autre extrémité, mais cela n’est pas une distinction absolue, mentionne M. Singh.
« Ce n’est pas seulement une question de hiérarchie sociale. C’est aussi à propos de la hiérarchie qui se manifeste à travers les données. »
Malgré tout, soutient M. Jackson, les inégalités tendent à s’accumuler. « Cela arrive souvent que si vous êtes marginalisé dans un système, cela devient souvent une façon de devenir marginalisé dans d’autres systèmes. »
Pour M. Singh, utiliser des systèmes s’appuyant sur un grand nombre de données pour faciliter la gouvernance de l’État est un défi social et moral. « C’est social, puisque créer et interpréter une population sous la forme de données nécessite du travail, de l’organisation et de la discipline; moral, ensuite, parce que l’utilisation de données pour représenter les citoyens suscite inévitablement des questions en matière d’égalité, d’imputabilité et d’inclusion. »
Aux yeux de M. Jackson, le cas indien « est un exemple particulièrement puissant de l’impact différencié de systèmes en apparence universels », qui évoque notamment les lois américaines obligeant les électeurs à présenter des documents d’identité pour voter. « Même des systèmes qui sont offerts de bonne foi pourraient avoir l’ambition d’être universels ou inclusifs, tout en offrant des résultats variables. »