Après 22 mois de pandémie, aurait-on pu s’attendre à ce que le Nobel de médecine soit remis à une percée entourant le vaccin à ARN, ou le décodage génétique des virus, ou l’épidémiologie? Ce serait bien mal connaître le comité Nobel, qui se tient traditionnellement très loin des aléas de l’actualité.
En remettant le prix cette année à deux chercheurs qui ont découvert les raisons pour lesquelles nous pouvons percevoir la température et le toucher, le « Nobel de physiologie ou de médecine » récompense une percée survenue à la fin des années 1990. Ce qui est dans la moyenne des délais entre une « découverte » et la remise d’un Nobel.
En 2014, une petite analyse parue dans le bulletin Physics Today avait même montré que ce délai s’était étiré depuis un siècle et ce, pour les trois Nobel de science (médecine, chimie, physique): on était passé d’une dizaine d’années au début du 20e siècle à une moyenne de 22 ans au début des années 2000 pour le Nobel de médecine — et à 30 ans pour le Nobel de physique.
La fréquence des prix remis plus de 20 ans après leur découverte était croissante « pour toutes les disciplines. La croissance est plus rapide en physique et plus lente en médecine ».
Cela a pour conséquence que l’âge moyen des lauréats est lui aussi plus élevé, d’une décennie à l’autre. Avec un risque, notait l’auteur en 2014: si la tendance se maintient, « à la fin du siècle, les lauréats potentiels de physique ou de chimie seront probablement morts avant d’avoir pu recevoir un prix Nobel ».
Le magazine The Economist s’était livré au même exercice en 2020, confirmant que l’écart avait continué de s’accroître. Avec, parfois, des exceptions: l’an dernier, le Nobel de chimie a été remis à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour leur travail sur l’édition de gènes, travail reconnu « rapidement », puisque la percée ne datait « que » de 2012.
L’Academie royale des sciences de Suède étant réputée pour son opacité, on n’a aucune information sur les délibérations des jurys. Ceux qui ont observé ces délais en sont donc réduits à spéculer.
Mais le résultat est que le Nobel, aussi prestigieux soit-il, change rarement le cours des événements en science: il braque les projecteurs sur une percée dans un domaine spécialisé que tout le monde dans ce domaine reconnaissait depuis longtemps comme étant une importante percée.
Par contre, il a une valeur pour la vulgarisation scientifique, puisque le domaine en question sur lequel les projecteurs sont (brièvement) braqués est généralement inconnu du grand public.
L’an dernier, le Nobel de médecine avait tourné autour d’un virus, mais on aurait en vain cherché un lien avec celui qui préoccupait alors la planète entière: le prix avait plutôt récompensé des travaux sur le virus de l’hépatite C. Un des trois lauréats avait, par la réplication de ce virus, contribué à développer le sofosbuvir, traitement certes révolutionnaire, mais mis au point dans les années 2000.
Une poignée d’élus
Une autre conséquence de ces délais est que les projecteurs se trouvent injustement braqués sur seulement deux ou trois personnes (un Nobel de science ne peut être remis qu’à un maximum de trois personnes) qui ne sont souvent qu’une partie de ceux qui ont contribué à une découverte. Depuis l’époque d’Alfred Nobel en effet, la production scientifique est devenue une entreprise beaucoup plus collective, et il est fréquent que ce qu’on appelle dans les médias « une découverte » soit en réalité la fusion de quelques percées survenues séparément et à des années d’intervalle.
Ainsi, le co-lauréat du Nobel de médecine de cette année, le physiologiste David Julius, de l’Université de Californie, avait identifié dans les années 1990 une protéine appelée TRPV1, qui provoque en nous cette sensation de brûlure lorsque nous goûtons à du piment rouge. Tandis que l’équipe du biologiste Ardem Patapoutian, de l’Institut Scripps, avait identifié des récepteurs qui, sur notre peau et d’autres organes, réagissent à la pression et au toucher. Cette piste avait aussi conduit à identifier les mécanismes de la réaction à la chaleur et au froid.
Les controverses entourant qui aurait dû recevoir le prix viennent toujours de là: des dizaines, voire des centaines de personnes, peuvent avoir contribué à cette percée. Un fait que notait, dès 2013, le microbiologiste Arturo Casadevall, dans un texte intitulé Is the Nobel prize good for science?. Il y recommandait que la règle désuète des trois gagnants soit abandonnée, et que les Nobel de science puissent être accordés à une équipe ou un groupe, comme le Nobel de la paix.
Une dernière conséquence de ces délais est qu’un Nobel de science tend généralement à récompenser des gens qui ont déjà eu plus que leur part de récompenses. Un fait qu’avaient noté deux chercheurs en 2018 dans une analyse prépubliée des « connexions entre plus de 3000 récipiendaires de prix scientifiques ». Par exemple, 64% des gagnants d’un prix prestigieux avaient déjà gagné un autre prix prestigieux.
Mais c’est en même temps une conséquence inévitable de ces longs délais. À titre d’exemple, plusieurs ont spéculé cette année sur les chances que le Nobel de médecine soit attribué à des découvreurs du vaccin à ARN, découverte remontant aux années 2000. Deux d’entre eux, Katalin Kariko et Drew Weissman, ont déjà remporté ces dernières semaines le prix Breakthrough en sciences de la vie et le prix Lasker en recherche clinique. Si ces vaccins continuent de démontrer leur efficacité contre l’actuel coronavirus, et s’ils sont développés contre d’autres virus, d’autres récompenses s’ajouteront à la liste — après quoi, le Nobel pourrait n’être qu’un couronnement tardif.