« J’aime les défis », avouait récemment Claude Poissant, metteur en scène et directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier. Et celui qu’il choisit de relever est immense: adapter et mettre en scène La Métamorphose, œuvre phare de l’écrivain parmi les plus emblématiques du 20e siècle, Franz Kafka. Ouf! Qu’à cela ne tienne. Sa version du classique est riche, accomplie. Pari remporté!
On connaît tous l’histoire « excessivement répugnante » (comme le dit lui-même Kafka) de Gregor Samsa, employé modèle d’un magasin de tissus, qui s’apprête à partir au travail lorsqu’il s’aperçoit que son corps est couvert d’une lugubre carapace de coléoptère. Il croit d’abord à un mauvais rêve (Qu’est-ce qui m’arrive?), mais la métamorphose est bien réelle. Effarée, sa famille séquestre le monstrueux insecte dans sa chambre, sans répondre à ses plaintes ni réagir à sa douleur grandissante, jusqu’à son extermination.
Ici, le metteur en scène a choisi de ne pas représenter l’animal et de prioriser la sobriété. Et on sent la présence de la bête sans la voir, grâce aux réactions de dégoût de ses proches et aux judicieux extraits musicaux et sonores – parfois stridents, parfois doux, parfois lents, parfois secs sans suite tels une gifle – qui constituent de puissants personnages de soutien au-delà des mots. Dans un décor aux tons ocrés, orangés, bruns et verdâtres, deux espaces coexistent. À ce titre, l’astucieuse disposition scénique crée une formidable atmosphère de huis clos. À gauche, la cuisine ouverte où le père, la mère et la sœur Greta (respectivement, Sylvain Scott, Geneviève Alarie et Myriam Gaboury, tous très justes) tentent tant bien que mal de reprendre une vie normale, « comme si ça avait toujours été comme ça », puis à droite, la chambre fermée où Gregor (magnifique, Alex Bergeron) décrit puissamment son nouvel état, sa transformation, sa peur, sa douleur, son châtiment.
À droite de la scène, l’homme-chose est seul. Abandonné de tous, celui qui ne peut plus aimer ni être aimé souffre. Son supplice est palpable. Immobile sous un mince filet de lumière, le teint blafard, le cheveu ébène et les yeux cernés, on croirait voir Franz Kafka. Correction, on voit et on entend Kafka. En 1915 ou en 2021, Gregor Samsa EST Kafka: employé qui exècre son travail, fils écrasé telle une vulgaire blatte devant un père tyrannique, tourmenté face à une mère apathique et soumise, frère rassuré par une sœur bienveillante, homme effacé, affligé, révolté contre la société, incompris dans un monde d’enfer, hypersensible et dysfonctionnel. Être au grand mal-être. Oui, c’est Kafka, et un peu nous.
L’illustre fable a été transposée dans les années 1960, une période que Poissant connaît bien et où le Québec lui-même se transforme et se libère des couches pesantes d’un autoritarisme en déclin. Au cœur de cette histoire intemporelle, le personnage principal a tout du « révolutionnaire tranquille » qui réorganise sa vie, apprivoise et apprend à aimer sa nouvelle situation, gagne en confiance, bouge, avance, ose exister malgré sa différence et s’accomplit en dépit de l’adversité, pendant que son entourage le rejette (voire l’extermine) parce qu’il n’est pas « normal ». D’ailleurs, ce n’est qu’après sa mort que la famille parviendra à s’émanciper, la menace étant disparue. Au final, la posture de Gregor serait-elle plus intéressante? Bonne question.
La Métamorphose est présentée au théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 octobre.