Antigone, égérie de la résistance contre la tyrannie? Symbole de la Cité ayant préséance sur l’individu? Monument de la défense de la pluralité politique contre la tentation d’un pouvoir autoritaire? Le mythe grec de cette fille d’Oedipe, mise en mots par Sophocle, continue d’alimenter les passions, plus de deux millénaires plus tard. À preuve: Qui veut la peau d’Antigone?, une oeuvre à trois déclinaisons présentée au Théâtre Espace libre.
Au bout du fil, le comédien Philipe Racine, l’un des trois metteurs en scène et interprètes de cette oeuvre en autant de temps, éclate d’un rire un peu triste lorsque ce journaliste estime que le contexte politique, social et culturel de l’époque de la Grèce antique a changé, en un peu plus de deux millénaires. « Sans vouloir vous contredire, il n’y a pas grand-chose qui a changé en 2500 ans! », rétorque-t-il.
« Les thèmes (d’Antigone) sont quand même des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, n’est-ce pas… Ce sont des choses qui sont récurrentes dans l’histoire, lorsque l’on parle de tyrannie ou d’un tyran éclairé, selon les versions d’Antigone. Lorsque l’on parle des dilemmes moraux entre les lois écrites par les hommes et celles jugées supérieures à celles des hommes, comme celles de Dieu, ou autres. Ce sont des thèmes universels, des thèmes qui transcendent les époques », mentionne le comédien.
Comme le rappelle ce dernier, « il y a eu quelques versions réactualisées d’Antigone, ces dernières années, ne serait-ce que le film québécois qui est sorti il n’y a pas très longtemps… ».
Pourquoi avoir décidé d’adapter le mythe, alors? « Je crois que les thèmes sont toujours présents dans notre société, aujourd’hui, et ce qui a déclenché tout ça, je dirais que la première source est le mouvement Black Lives Matter; je pense que pour nous, pour beaucoup de gens, cela a été un choc, une confrontation émotive par rapport à quelque chose que nous connaissions déjà, soit le profilage racial, le racisme en général, les policiers qui bafouent les droits humains… Ces thèmes sont dans la pièce, et cela m’a parlé tout de suite. »
« Il y a aussi le sentiment de trouver une pièce dans le cadre de laquelle nous voulions nous attaquer à un mythe de la civilisation occidentale, sous l’angle d’afrodescendants qui faisons partie de la civilisation occidentale: je ne suis pas africain, je ne suis pas né dans un pays du tiers-monde, je suis de la civilisation occidentale, je suis 100% québécois, mes collègues le sont… Et pourtant, on porte, oui, la civilisation occidentale en nous, mais plus que ça », ajoute encore M. Racine.
C’est cette double charge sociale et politique qui a justement servi de point de départ pour La Sentinelle, la compagnie théâtrale de M. Racine et de ses deux collègues, Tatiana Zinga Botao et Lyndz Dantiste, dans le cadre de la création de ce spectacle présenté sur trois semaines à l’Espace libre.
Chaque semaine, l’un des trois créateurs occupera, seul, la scène du théâtre, afin de présenter sa version du mythe d’Antigone. Le public est ainsi invité à assister aux trois représentations, histoire d’obtenir la « vision complète », en quelque sorte, du mythe plurimillénaire. Et dans un contexte électoral fédéral, ou plus encore, dans le contexte du recul notable de la démocratie dans le monde, revenir aux mythes fondateurs a quelque chose de troublant. De légèrement déprimant, également, lorsque l’on se fait la réflexion que des problèmes similaires empêchaient aussi nos ancêtres de dormir, il y a 2500 ans.
Mais n’est-ce pas là la preuve de la vivacité des idées démocratiques? Bien entendu, l’idée même de la démocratie a pris de l’expansion: au Québec, il faut à peine revenir 80 ans en arrière pour que l’on accorde enfin le droit de vote aux femmes au provincial. Et la tentation est toujours forte, pour des politiciens dotés d’une grande autonomie, de chercher à asseoir leur pouvoir, surtout en période de crise. De quoi se dire, en effet, que les mythes sont finalement bien utiles, particulièrement s’ils sont actualisés.
Qui veut la peau d’Antigone?, de Tatiana Zinga Botao, Philippe Racine et Lyndz Dantiste. Présenté à l’Espace libre jusqu’au 25 septembre, à raison d’une « version » par semaine.