Le plan semblait infaillible. Les sondages étaient favorables. Le taux de satisfaction envers le gouvernement, plus qu’avantageux. La pandémie avait tellement occulté les oppositions qu’une bonne partie de l’électorat ne savait même pas qui était Erin O’Toole. Il suffisait donc de déclencher une élection en plein été, quand personne ne se préoccupe de politique, et de réduire la campagne à sa plus simple expression. Le triomphe, ou tout au moins un statu quo renouvelé, était assuré. Alors pourquoi Justin Trudeau risque-t-il de tout perdre dans 10 jours?
Un départ calamiteux
Dans les officines libérales, on semble avoir sous-estimé l’hostilité du public envers une élection anticipée. Pourquoi la politique partisane faisait-elle irruption dans nos vacances, au juste? Comme pour se venger d’avoir été dérangé pendant une trop brève période d’accalmie entre deux vagues pandémiques, une partie de l’électorat s’est subitement déplacée vers les conservateurs dès le déclenchement de la campagne, avant même qu’il ne se soit passé quoi que ce soit.
Pris de court, les libéraux ont empiré leur cas en publiant leur programme deux semaines plus tard que leurs rivaux. Une décision inexplicable de la part du parti qui avait décidé du moment de l’élection. En présentant plutôt ses engagements à la pièce, Justin Trudeau s’exposait quotidiennement à deux attaques contre lesquelles il n’avait pas de véritable défense: est-ce que la mesure du jour justifie le déclenchement d’une élection? Et si elle est si importante, pourquoi ne pas l’avoir implantée au cours des six dernières années, quand le PLC disposait soit d’une majorité, soit d’un partenaire plutôt coopératif en Jagmeet Singh?
Bref, Justin Trudeau a prêté son flanc à l’accusation d’avoir déclenché une élection dans le seul but de ne pas avoir à collaborer avec qui que ce soit… ni à rendre des comptes lorsqu’il renierait ses promesses. Le recours à l’urne devenait lui-même la question de l’urne, ce qui donnait de l’oxygène à une saute d’humeur collective qui aurait probablement dû être passagère.
Le succès très relatif du recentrage d’Erin O’Toole
Pour renverser la tendance, il fallait changer le sujet. Les libéraux, cette fois, ont trouvé une faille à exploiter. Si Erin O’Toole se présentait comme un rassurant modéré, était-il vraiment représentatif de son parti? Ou les conservateurs étaient-ils toujours le même vieux mouvement proarmes, anti-choix, anti-science des années Harper? Une attaque qui n’était pas sans fondement, compte tenu de la division du caucus conservateur au sujet de l’avortement et du refus des militants du parti de reconnaître l’existence même de la crise climatique.
Mais si l’attaque a réussi à stopper la progression des conservateurs dans les sondages, ce n’est pas du tout de la façon à laquelle on aurait pu s’attendre. Ce n’est pas au centre qu’Erin O’Toole perd des plumes, mais bien à droite. Les sondages, loin de démontrer que les électeurs modérés rentrent au bercail libéral, suggèrent plutôt qu’un bon nombre de purs et durs, déçus du message centriste d’O’Toole, abandonnent les conservateurs au profit du Parti populaire de Maxime Bernier. Il est possible que cette tendance soit un mirage: si certains sondages accordent plus de 10% des intentions de vote au PPC, d’autres détectent plutôt un insignifiant 3%. Qui dit vrai? C’est peut-être ce qui déterminera l’issue de l’élection.
Des débats insipides
Parlant de choses insignifiantes: les débats des 8 et 9 septembre, eux, n’auront certainement pas beaucoup d’influence sur les résultats du 20.
Remarquablement pauvre en contenu, le débat francophone a été « gagné » par les journalistes qui ont posé des questions acérées, précises et passionnantes auxquelles les chefs se sont empressés de ne pas répondre. Seul Yves-François Blanchet s’est donné la peine d’expliquer clairement son programme, tandis que ses rivaux et rivale se complaisaient dans le flou.
Les cyniques pourront dire qu’il s’agissait d’une bonne stratégie de la part des chefs fédéralistes, puisque leurs rares interventions costaudes ont fait grincer des dents. Erin O’Toole n’a pas su expliquer son intention de renier la signature du gouvernement sortant sur l’entente de financement des garderies, au profit d’un crédit d’impôt familial clairement conçu pour plaire aux parents qui restent à la maison avec leurs enfants en bas âge. En adoptant un ton cassant et agressif bien loin de l’attitude positive qui avait lancé la vague orange sous Jack Layton, Jagmeet Singh a probablement perdu une bonne partie de son capital de sympathie personnel auprès du public francophone. Annamie Paul, elle, s’est même trompée sur l’identité de l’oléoduc qui traverse les terres ancestrales de la nation Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique; une bourde impardonnable pour la cheffe d’un parti écologiste. Quant aux francophones hors Québec, ils ont eu droit à 90 secondes d’attention, à la toute fin du débat. Édifiant.
Le débat anglophone a été plus animé, ne serait-ce que parce que les chef(fe)s ont au moins donné l’impression d’avoir envie d’y être. Les électeurs indécis ont donc profité de quelques réponses plus charnues. Mais encore une fois, c’est la pertinence de tenir une élection qui a suscité le plus de discussions en début de débat, au moment où l’auditoire était sans doute le plus attentif. Erin O’Toole a bien tenté de rassurer sa droite en rappelant son passé militaire, mais les attaques de Justin Trudeau au sujet de son caucus beaucoup plus radical que l’image qu’il souhaite projeter pourraient avoir porté fruit. Jagmeet Singh a concentré ses attaques sur le chef libéral, sans parvenir à sortir du flou au sujet de son propre programme environnemental. Annamie Paul a sans doute remporté un succès d’estime grâce à quelques anecdotes personnelles bien senties, mais cela pourrait bien être insuffisant pour lui valoir un siège aux Communes. Quant à Yves-François Blanchet, les échanges hostiles avec les modérateurs au sujet des lois québécoises sur la langue et la laïcité lui auront sans doute permis de motiver quelques électeurs nationalistes apathiques, ce qui était tout ce qu’il pouvait espérer de l’exercice.
L’intervention de François Legault
Dernier facteur à considérer: François Legault. Rompant avec la tradition, le premier ministre du Québec a exprimé clairement sa préférence: l’élection d’un gouvernement conservateur minoritaire. Ce qui a de quoi satisfaire les conservateurs, bien sûr, mais aussi les bloquistes, dont le rôle consiste justement à réduire la probabilité d’un gouvernement majoritaire, quel qu’il soit.
Compte tenu de la popularité de François Legault et de son flair politique, on peut s’attendre à ce que son appel solidifie les appuis à ces deux partis. Un caucus conservateur québécois d’une quinzaine de députés n’est plus hors de question, tandis que les forces anti-Trudeau pourraient, encore une fois, se ranger du côté du Bloc dans les régions d’allégeance caquiste.
Il reste à voir si l’appui du premier ministre québécois au Parti conservateur constituera le baiser de la mort dans l’ouest du pays. Si, dans certaines circonscriptions où l’on prévoit des courses à trois, l’animosité envers le Québec devait convaincre quelques centaines d’électeurs additionnels de quitter le PCC au profit du Parti populaire, Erin O’Toole pourrait bien passer la nuit du 20 au 21 septembre à se demander pourquoi François Legault n’est pas resté plus discret.
Une fin de course imprévisible
À dix jours de l’échéance, libéraux et conservateurs sont à égalité statistique. Les deux partis peuvent donc espérer une victoire majoritaire ou (plus probablement) minoritaire. Il faut sans doute concéder un léger avantage au Parti libéral à cause de la concentration du vote conservateur dans l’ouest du pays, où bien des voix conservatrices pourraient être “gaspillées” dans des victoires à 60% ou plus. Le Bloc et le NPD devraient s’en tirer avec 25 à 35 sièges chacun. Le Parti vert, lui, aura du mal à protéger ses maigres acquis.
La grande inconnue? L’amplitude du vote du Parti populaire. Propulsé par la mouvance anti-mesures sanitaires de la droite radicale, Maxime Bernier pourrait avoir déniché le filon nécessaire pour établir une sorte de succursale nordique du trumpisme. Assez pour gagner quelques sièges? Probablement pas. Mais il pourrait bien coûter la victoire aux conservateurs, chez qui il pioche ses appuis, en brouillant les cartes dans certaines circonscriptions serrées.
Ironiquement, il n’est donc pas impossible que ce soit le succès-surprise de Maxime Bernier (s’il devait se concrétiser, bien entendu) qui sauve la carrière politique de Justin Trudeau, qui semblait lui filer entre les doigts il y a deux semaines. Autrement dit: même lorsque l’on perd un pari gagné d’avance, il est toujours possible de s’en tirer si les règles du jeu changent en cours de route.