Huit ans et des centaines d’articles et de reportages plus tard, on pourrait penser que tout a été dit sur la plus grande tragédie ferroviaire de l’Histoire du Québec, mais ce n’est pas le cas, et étonnamment, l’ouvrage définitif sur le sujet s’avère être… une bande dessinée!
Le 6 juillet 2013, par une chaude nuit d’été, le train 5017 et ses soixante-douze wagons chargés de pétrole dévale à toute vitesse la pente menant au cœur de Mégantic et termine sa course folle dans une explosion pulvérisant le centre-ville de la petite municipalité, faisant quarante-sept victimes au passage. Constatant un décalage suspect entre les informations officielles et ce qu’une simple recherche sur Internet révélait, l’autrice et militante Anne-Marie Saint-Cerny décide de se rendre sur les lieux du drame cinq jours après les tragiques événements afin d’entamer sa propre enquête. Après avoir publié ses conclusions dans le livre Mégantic : une tragédie annoncée, son essai a maintenant droit à une adaptation en bande dessinée grâce à la collaboration de l’artiste Christian Quesnel.
Bien que Mégantic, un train dans la nuit recueille les témoignages des survivants et rende un hommage bien senti aux victimes, la bande dessinée dépasse largement l’anecdotique ou le voyeurisme morbide, en replaçant le drame dans un contexte plus large qui contribue à l’expliquer, au-delà de la responsabilité du conducteur, Tom Harding, désigné comme bouc émissaire par la Montreal Maine & Atlantic et le gouvernement fédéral. L’autrice retrace tout d’abord la piste de la matière dangereuse bien avant qu’elle ne se retrouve dans des wagons, depuis l’extraction du pétrole de schiste au Dakota du Nord, où la fracturation empoisonne la nature, cause des ravages parmi les animaux, et provoque des cancers dans la population.
L’album expose ensuite une industrie ferroviaire qui, grâce à la complaisance des gouvernements, s’autorégule, s’autosurveille et s’auto-enquête. En réduisant le personnel de ses trains à une seule personne pour sauver de l’argent, en utilisant des citernes DOT-111, jugées trop fragiles et dangereuses pour le transport du pétrole, mais dont la location est beaucoup moins chère, et en trafiquant les papiers d’identification de leur marchandise en sachant sciemment qu’il n’y a pas de vérifications ni aux États-Unis, ni au Canada, ces compagnies ont commis des gestes criminels, et impunies aujourd’hui encore, elles continuent de transporter des convois trop lourds sur des rails brisés, sans inspection ni employés suffisants, ce qui n’a rien de rassurant.
Au-delà de la cupidité des entreprises ferroviaires, il est enrageant de constater à quel point nos élus, censés protéger la population, ont failli à leur tâche. Denis Lebel, le Ministre des transports ayant autorisé la pratique du « one man crew », démissionnera six jours après la tragédie afin d’éviter les questions embarrassantes. Son successeur, John Baird, fera encore pire, en laissant l’industrie rédiger le règlement d’exploitation ferroviaire et en mettant à pied des milliers d’inspecteurs, avant de démanteler le comité de suivi des 60 recommandations de la révision de la loi sur la sécurité ferroviaire. Baird sera d’ailleurs récompensé, en étant invité à rejoindre le conseil d’administration du Canadien Pacifique en 2015. Difficile de ne pas être choqué devant ces révélations.
Comme si ce premier deuil n’était pas suffisant, Mégantic, un train dans la nuit en évoque un second, celui de la reconstruction, et parle du nouveau programme d’urbanisme modifiant le zonage, qui a été adopté à l’insu de tous le 9 septembre 2013, et de l’expropriation des maisons non touchées ou contaminées qui s’est amorcée le 30 septembre. Dans le centre-ville détruit, la première reconstruction a été la voie ferrée. Quelque 132 jours après les funestes événements, le train était de retour à Mégantic; 52 jours plus tard, les produits dangereux étaient aussi de retour. Toujours motivés par l’appât du gain, des promoteurs sans gêne prévoyaient même ériger un spectacle son et lumière de la tragédie, qui aurait été projeté sur les citernes calcinées.
Aussi puissant soit-il, un récit documentaire comme Mégantic, un train dans la nuit aurait pu revêtir une certaine froideur sans le superbe travail graphique de Christian Quesnel, dont les illustrations parviennent à transmettre toute l’émotion et le drame humain derrière cette catastrophe. Empruntant une démarche très artistique où se mélange aquarelle, feutre et crayon de plomb, ses planches sont plus proches de toiles que d’une bande dessinée en tant que telle, et il parvient à tirer une beauté tragique des images-chocs parsemant le récit, comme les paysages désolés du Dakota du Nord suite à la fracturation du pétrole de schiste, l’explosion du centre-ville de Mégantic, qu’il présente avec beaucoup de pudeur, ou la collision entre un train et un orignal, symbolisant l’inexorable marche du « progrès ».
Quand viendra le moment de nommer les meilleures bandes dessinées québécoises de 2021, Mégantic, un train dans la nuit figurera assurément tout en haut des palmarès, puisqu’il s’agit d’un ouvrage incontournable pour mieux comprendre ce qui s’est passé, et comment un tel drame risque de se reproduire à nouveau, malgré les quarante-sept personnes sacrifiées à l’autel du profit.
Mégantic, un train dans la nuit, de Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel. Publié aux éditions Écosociété, 96 pages.