Cliff Harris n’en est pas à son premier rodéo. Vétéran de l’industrie du jeu vidéo, le patron de Positech Games, un studio installé au Royaume-Uni, trace son propre chemin depuis bientôt 30 ans. Avec, de temps à autre, des prises de position qui provoquent des remous dans le milieu. Entrevue.
Democracy, Big Pharma, Production Line… mais aussi la série Gratuitous Space Battles et son dérivé, Gratuitous Tank Battles: la compagnie Positech Games est connue dans le milieu depuis de nombreuses années, et est toujours particulièrement active, que ce soit pour offrir des mises à jour de titres bien établis, des suites, ou encore de nouveaux jeux.
Pour M. Harris, d’ailleurs – qui mène seul la barque de Positech –, le choix de l’industrie du jeu vidéo s’est effectué assez tôt: « J’ai toujours été un joueur de jeux vidéo, et je me suis rapidement intéressé aux ordinateurs. J’ai même appris à taper rapidement, avant d’avoir un ordinateur, le tout sur une vieille machine à écrire. De plus, j’étais naturellement bon en mathématiques et en raisonnement logique, alors l’informatique fut un choix facile pour moi… Et rien n’était plus cool, à l’ordinateur, que de jouer à des jeux, quand j’étais jeune », mentionne-t-il par courriel.
Positech n’est ainsi pas sa première aventure dans l’industrie: après avoir travaillé du côté des technologies de l’information, il a effectué un séjour chez Lionhead, le studio notamment responsable des jeux Black and White, qui avaient créé une sensation avec un mode de contrôle reposant entièrement sur la souris. Une nouveauté, pour l’époque faite de raccourcis clavier et autres macros, en plus du contrôle du curseur.
« Être un développeur de jeux était mon rêve, après avoir abandonné mon ambition d’être Eddie van Halen », lance M. Harris, en faisant référence au célèbre guitariste qui a cofondé l’iconique groupe qui porte son nom (et celui de son frère).
Gérer le chaos
Blague « rock and roll » mise à part, un seul coup d’oeil à la liste des jeux développés par Positech en dit long sur les intérêts de Cliff Harris: l’homme aime les jeux de gestion, cela se voit. Que ce soit à la tête d’un gouvernement, aux commandes d’une usine de voitures, ou encore d’un grand laboratoire pharmaceutique, l’heure est au contrôle de quantité de facteurs qui, combinés, peuvent mener à la gloire… ou à la ruine.
« Il est vrai que j’aime d’autres genres de jeux. Avant, je jouais à presque toutes les catégories, mais ces jours-ci, je joue uniquement à des titres de gestion ou de stratégie, ou encore à des jeux de tir à la première personne. J’ai environ 500 heures dans le plus récent Battlefield, par exemple », explique M. Harris.
« J’aime un bon FPS, mais c’est franchement impossible, pour un développeur indépendant qui travaille seul, de produire quelque chose de décent dans cette catégorie. Je crois que j’aurais besoin de plusieurs dizaines de millions de dollars pour y parvenir, alors je m’en tiens à l’autre genre que j’aime. Je suis aussi nul en mathématiques 3D, mais je suis très bon en optimisation, ce qui est essentiel lorsque vous avez des jeux de gestion qui peuvent prendre une très grande envergure. »
Envergue est ici le bon mot. Ce journaliste a eu l’occasion de consacrer plusieurs heures aux deux plus récentes déclinaisons de la série Democracy, où vous dirigez un gouvernement et tentez d’assurer votre réélection (et, accessoirement, d’éviter l’effondrement de votre pays), et même en étant aux commandes d’un pays « moyen » comme le Canada, le côté interrelié des nombreux facteurs qui agissent sur la société peut donner le tournis.
D’ailleurs, pour cette série mettant de l’avant des systèmes socio-politico-économiques aussi disparates que des pays d’Afrique, ou encore les États-Unis, une déclaration du patron de Positech peut surprendre: « Je ne fais pas autant de recherche que les gens pourraient le croire » avant de programmer le jeu. « Je suis déjà passionné de politique, d’actualités et d’économie, et j’ai grandi dans une famille très politisée où les informations sur ce sujet étaient toujours accessibles », ajoute-t-il.
« J’ai fait mes études en économie à la London School of Economics, alors je connaissais déjà les théories économiques classiques. Je fais beaucoup de recherche lorsqu’un nouveau pays est ajouté au jeu, et je creuse aussi quand des gens me disent que certaines choses ne fonctionnent pas ou sont erronées, mais il est impossible de faire des recherches sur toutes les connexions dans un jeu aussi massif. »
Bâtir sur du vieux, mais aussi créer du neuf
Toujours à propos de la série Democracy, Cliff Harris a éventuellement constaté les limites techniques de l’engin qui sous-tend le troisième volet de la série. « Democracy 3 a eu droit à quatre expansions, mais j’en étais au point où la technologie utilisée pour présenter l’interface utilisateur commençait à montrer son âge. Je voulais apporter des changements techniques qui auraient probablement briser la moitié des modifications disponibles pour le jeu… et il y a beaucoup de mods! Alors je me suis dit que de faire une suite était la chose la plus logique, parce que je pourrais alors apporter les changements que je juge nécessaires sans me mettre les joueurs à dos », indique-t-il.
D’où Democracy 4, donc, qui est sorti à l’automne dernier, sept ans après la sortie de Democracy 3.
Faire grincer des dents
Lorsqu’il ne travaille pas directement à ses jeux, Cliff Harris se tourne bien souvent vers Twitter. Avec des résultats parfois… délicats.
« Je pense que je suis sur le spectre de l’autisme, et un format comme Twitter, où les gens tentent toujours de vous attraper les culottes baissées et se liguent contre vous parce que vous pensez la mauvaise chose est un cauchemar pour quelqu’un comme moi », déplore-t-il.
« Je continue de publier ce que je pense, parce que je crois que le fait que des obsédés des réseaux sociaux soient méchants envers moi sur internet est plus triste qu’inquiétant. Je n’ai pas de patron, alors personne ne peut me faire mettre à la porte. Je suis par contre complètement tanné des médias sociaux », lâche-t-il, avant d’ajouter que ceux-ci « ressemblent à un concours de popularité du secondaire où toute opinion qui ne correspond pas à une case sur une liste mérite de faire l’objet d’abus. C’est un endroit détestable, mais j’y reste pour les memes de chats. »
Ce franc-parler est aussi bien présent lorsque vient le temps de parler de l’état de l’industrie, et plus particulièrement des développeurs indépendants. « Le mot indie a perdu son sens », déclare M. Harris.
« De nombreux studios « indie » appartiennent en tout ou en partie à de grandes corporations, et la plupart des indépendants dépendent entièrement du moteur Unity pour leurs outils de développement et leur code, et ont à 100% besoin de Steam ou d’Apple pour leurs revenus. Ce n’est pas être « indépendant », c’est simplement être un employé à contrat mal payé. Les indépendants devraient redécouvrir ce qu’est la véritable indépendance, et c’est le fait d’être libéré des grandes compagnies de la Silicon Valley, qui peuvent tuer votre entreprise lorsque cela leur convient. Il ne reste plus tant de vrais indépendants. »
Pour la suite des choses, le président-développeur veut se concentrer sur la suite de la conception de Democracy 4, qui « demeurera en accès anticipé pendant encore un certain temps », dit-il. Par ailleurs, il a lancé une nouvelle compagnie cette année, Positech Energy, qui construit des centrales solaires au Royaume-Uni, « ce qui prendra de mon temps ».
Les jeux préférés de Cliff Harris
Sans surprise, le patron de Positech Games aime les jeux de gestion, mais certains classiques ont aussi influencé sa carrière.
Elite: Ce jeu fut ma première grande inspiration, que ce soit pour son système commercial, sa taille, ou encore son ambition. Le titre m’a largement marqué parce qu’il a été essentiellement développé par deux personnes, et cela a montré que vous pouviez créer un grand jeu, avec une grande idée, sans une grande équipe de développeurs.
Sim City: Voilà une autre influence, que j’ai adorée, particulièrement le titre qui avait des arcologies (Sim City 2000, NDLR). J’ai surtout été marqué par le fait qu’il n’y avait pas de grand objectif dans ce jeu, et que le joueur devait se donner lui-même des buts à atteindre. Cela se reflète largement dans mes jeux de la série Democracy.
Factorio: J’y ai joué beaucoup longtemps après sa sortie, et les gens assument que le titre a servi d’inspiration pour Production Line, mais j’y travaillais déjà avant cela. En fait, Production Line a surtout été influencé par ce que j’ai lu à propos des chaînes de montage des voitures de Tesla, ainsi qu’un livre sur Henry Ford, et une visite dans une usine de voitures de Detroit.
« En fait, la plupart de mes influences viennent de la vraie vie, plutôt que des jeux vidéo. Ou encore de livres et de films. J’essaie d’éviter d’être trop influencé par un autre jeu, parce que je crois que cela vous enferme alors dans un cadre où vous répétez ce qui a déjà été fait auparavant », conclut-il.