Depuis les débuts de la pandémie de COVID-19, les appels à « faire nos recherches » sont légion. S’il est concevable que tout le monde puisse investiguer par ses propres moyens, ce n’est cependant pas aussi simple que le laissent entendre ceux qui proclament avoir fait les leurs.
«Le doute est notre produit, car c’est le meilleur moyen de rivaliser avec cet « ensemble de faits » présent dans l’esprit du grand public », énonçait une note interne rédigée en 1969 par des compagnies de tabac à la recherche de stratégies pour continuer à vendre leurs produits alors que les scientifiques en révélaient la toxicité au public.
Et les grands joueurs de la désinformation ont plus beau jeu que jamais, avec les réseaux sociaux qui sont désormais largement utilisés pour manipuler l’opinion publique de façon délibérée, notamment sur des enjeux politiques, comme le confirme un récent rapport de l’Université d’Oxford. Mais pas exclusivement des enjeux politiques, comme l’a démontré la pandémie…
De nombreuses personnes estiment néanmoins pouvoir faire la part des choses par elles-mêmes. Quelles sont les embûches, défis et limites que croiseront monsieur et madame Tout-le-Monde, en entreprenant la vérification des nouvelles auxquelles ils sont exposés?
Le piège des réseaux sociaux
Sans grande surprise, la première erreur à éviter est de creuser un sujet au moyen des réseaux sociaux, incluant Facebook, Twitter ou YouTube. Reconnus comme des vecteurs de propagation de fausses informations, les réseaux sociaux ont pourtant été utilisés comme source d’informations par 79% des adultes au Québec en 2018, dont 41% qui s’en servaient régulièrement dans ce but. Les 18 à 34 ans ont d’ailleurs plus confiance en ces plateformes que leurs aînés.
« Depuis une dizaine d’années, on assiste à l’émergence d’une nouvelle configuration intellectuelle, sociale et politique qui est profondément troublante. D’autant plus que les réseaux sociaux accentuent les biais cognitifs – l’effet que ça peut avoir sur notre pensée est terrifiant! », estime Normand Baillargeon, auteur du Petit cours d’autodéfense intellectuelle et chroniqueur au Devoir.
Parce que leur fonctionnement vise à nous faire réagir et à conforter nos opinions, et non à chercher la vérité, les réseaux sociaux constituent le parfait incubateur et propagateur de fausses nouvelles. Il faut ajouter à cela le fait que le trop-plein d’information nous empêche de vérifier toutes les affirmations qu’on nous présente.
Éducation à l’information
Comment sortir de ce piège? Commencer par utiliser les réseaux sociaux pour ce qu’ils sont: du divertissement. En agissant ainsi, les vérificateurs amateurs pourront commencer leurs recherches avec un point de départ plus neutre, similaire à celui utilisé par les journalistes.
Le défi suivant est de conserver cette posture plus objective dans ses démarches. « Beaucoup de personnes fonctionnent à l’envers : elles partent avec leur opinion et font le tri de ce qu’elles trouvent en fonction de ce qui fait leur affaire », note Jean-François Cliche, journaliste scientifique au quotidien Le Soleil, chroniqueur à Québec Science et auteur de Fake news, le vrai, le faux et la science.
Cela s’incarne notamment dans le choix des mots-clés que les utilisateurs entrent dans le moteur de recherche. Ils écrivent par exemple « fraude COVID données falsifiées », plutôt que des termes neutres susceptibles de générer un plus grand spectre de réponses possibles.
Se pose ensuite la deuxième partie du défi de la vérification des faits : juger de la fiabilité des réponses, en départageant les sources douteuses des sources dignes de confiance.
Cette tâche est complexe d’une part parce que, pour paraître crédibles, les diffuseurs de désinformation empruntent les mêmes codes que les médias relayant des faits rigoureusement démontrés : la présentation graphique ressemble à celle d’un média sérieux, les textes peuvent citer des scientifiques ou des gens présentés comme des experts, etc.
D’autre part, le tri des sources est difficile, car le grand public n’a généralement pas des connaissances assez pointues pour évaluer la valeur de ce qui est avancé. « Même moi, si je lis un article scientifique sur les changements climatiques anthropiques, je n’ai pas la compétence pour juger de chaque élément », reconnaît candidement Normand Baillargeon. Car on ne peut acquérir en quelques heures un ensemble de savoirs que les experts d’un domaine donné prennent des années à construire.
D’ailleurs, gare aux personnes qui, avec des années d’études universitaires derrière la cravate, se croient plus critiques et donc mieux placées pour juger de la crédibilité d’une information dans un domaine qui n’est pas le leur. Le niveau de scolarité ne garantit pas une meilleure capacité à faire ses recherches. Il faut plutôt savoir détecter la désinformation — une compétence que tout le monde peut développer grâce à ce qu’on appelle la littératie médiatique, ou « éducation aux médias et à l’information ». C’est la seule littératie pour laquelle des études ont pu démontrer. qu’elle améliore la capacité à détecter les fausses nouvelles. Autrement dit, avoir un esprit critique face à une information exige un bon entraînement, axé particulièrement sur le jugement de la fiabilité des sources. Cette littératie se matérialise avec l’adoption de bonnes habitudes telles que celles présentées à la fin du présent article.
Le temps, nerf de la guerre
Après autant de défis, le vérificateur de faits amateur sera confronté à une nouvelle limite : faire une recherche rigoureuse est immensément chronophage.
« Juste le fait de bien lire une étude scientifique prend énormément de temps. Les journalistes scientifiques peuvent se le permettre parce que c’est leur travail, mais tout le monde n’a pas autant de temps à y consacrer. Sans oublier qu’il faut aussi faire des recherches latérales, pour se renseigner sur les chercheurs, par exemple », souligne Eve Beaudin, journaliste scientifique écrivant notamment pour le Détecteur de rumeurs de l’Agence Science-Presse.
« Pour vérifier une question précise de temps en temps, c’est accessible pour la plupart des gens. Par contre, ce n’est pas réaliste que tout le monde fasse toutes ses recherches sur tout », renchérit Jean-François Cliche.
En effet, même pour ces deux journalistes spécialisés en vérification des faits, chaque affirmation nécessite environ deux jours de lectures arides et de collecte d’informations. « C’est vraiment décourageant de penser que quelqu’un a peut-être pris 15 ou 20 minutes pour créer sa fausse information et la mettre en ligne, alors que ça prend deux jours à un journaliste pour assembler une réfutation appuyée sur les faits. Et pour déboulonner les pseudo-documentaires, c’est encore pire. Ça prendrait des semaines tellement c’est foisonnant! Ce n’est pas réaliste de tout couvrir, alors on creuse seulement quelques-uns des aspects les plus problématiques », ajoute Eve Beaudin.
« C’est pour ça que le travail des fact-checkers est aussi essentiel : personne n’a le temps de tout vérifier soi-même! » insiste Normand Baillargeon.
Chercher à se décloisonner
Un dernier conseil: ne pas réfléchir seul et même, rechercher une confrontation saine et constructive. Cette recommandation emprunte encore une fois à la démarche journalistique. En effet, tous les textes publiés dans des médias crédibles sont révisés à plusieurs moments et par plusieurs personnes – qui n’hésitent pas à remettre en question des faits et des chiffres avancés et à réclamer des preuves supplémentaires pour les corroborer. Les articles vulgarisant du contenu scientifique peuvent ainsi être relus 10 à 20 fois avant leur publication, précise Eve Beaudin.
Normand Baillargeon rappelle pour sa part que « penser est un travail de groupe, plus encore sur des sujets vastes et complexes où se mêlent des faits et des valeurs. En fait, comme nous l’a appris John Stuart Mill dans De la liberté, vous ne savez même pas ce que vous pensez vraiment si vous ne l’avez jamais confronté à ce que pensent des personnes qui ne pensent pas comme vous. »