Difficile, si l’on s’intéresse un tant soit peu à l’histoire du Québec, de ne jamais avoir entendu parler de Maurice Duplessis. Chef de l’union nationale pendant une vingtaine d’années, premier ministre pendant plus de 15 ans, le politicien originaire de Trois-Rivières est non seulement celui qui a gouverné la province pendant le plus longtemps, mais il est aussi celui dont l’héritage suscite le plus de débats. Pour y voir plus clair, l’historien Pierre B. Berthelot lançait récemment Duplessis est encore en vie, un essai publié chez Septentrion.
Figure d’un progressisme économique et social pour les uns, voire même précurseur de la Révolution tranquille, mais aussi dictateur d’opérette, figure plus qu’autoritaire et casseur des syndicats pour les autres, Duplessis divise, et le mot est faible. Ce qui n’aide pas, sans doute, c’est que la vie de l’ex-premier ministre, mort soudainement en 1959 d’une attaque cérébrale, est encore auréolée de mystère. La faute, notamment, à la disparition de certaines de ses archives. Et il faut peut-être blâmer, aussi, ses principaux biographes, que Berthelot va d’ailleurs examiner dans le détail, ou, plus spécifiquement, dont il va minutieusement décortiquer les oeuvres, soit les biographies de Robert Rumilly et Conrad Black, ainsi que la minisérie de Denys Arcand.
Blâmer les biographes, en effet, car MM. Rumilly et Black sont tous deux des partisans avérés du Duplessisme. M. Rumilly, d’abord, a combattu durant la Première Guerre mondiale, puis a adopté des points de vue carrément protofascistes, voire fascistes, durant la période de l’entre-deux-guerres, jusqu’à militer activement dans un mouvement visant la restauration de la monarchie française, et donc la destruction de la démocratie dans l’Hexagone.
Installé au Québec, il se passionnera rapidement pour celui qui allait devenir le « Cheuf », et en qui il voyait l’incarnation de sa propre vision de la politique. C’est dire!
Quant à Black, il ne cachera jamais son mépris pour les Québécois, et surtout pour ceux qui étaient les Canadiens français, à l’époque, et si son ouvrage est plus nuancé que celui de Rumilly, il verra en Maurice Duplessis le reflet de sa vision du peuple québécois, tout juste bon à se faire diriger par un chef autoritaire, sans égard à de véritables aspirations démocratiques.
En ce qui concerne Arcand, sa minisérie est considérée par Berthelot (et plusieurs autres) comme une excellente transposition du personnage au petit écran, bien entendu sous les traits de l’excellent Jean Lapointe. Qu’Arcand ait été accusé à la sortie de la minisérie, durant les années 1970, de propager des messages souverainistes par la voix de son personnage principal a quelque chose d’ironique. Après tout, on accusera René Lévesque, notamment, de reprendre à son compte les principes autonomistes de Duplessis.
Tout cela, Berthelot l’explique posément, en examinant chaque point en détail, et en apportant, surtout, un éclairage qui fait défaut à bien des Québécois.
Lui-même, d’ailleurs, a décidé de s’attaquer au « monstre sacré » (dans tous les sens du terme, sans doute), de façon impromptue. « C’est arrivé un peu par hasard, en fait, cet intérêt pour Duplessis », confie-t-il au bout du fil.
« À la base, j’avais surtout une formation en arts visuels; je m’intéressais beaucoup à l’histoire, aussi, et à la politique. C’est à l’époque où j’étais collaborateur pour Pieuvre.ca que j’ai commencé à m’intéresser à Duplessis. À la même époque, je réfléchissais à un projet de maîtrise, à l’Université de Montréal… Je m’intéressais beaucoup à l’attachement des Québécois pour les héros tragiques. Même si on peut débattre sur l’aspect héroïque de Maurice Duplessis, ça m’a pris cinq secondes, j’ai eu un déclic, et j’ai compris que mon travail porterait sur lui. »
« C’était vraiment l’exotisme de la période » qui l’a poussé à se plonger dans la vie de Maurice Duplessis, ajoute-t-il.
Un homme surprenant?
Berthelot va d’ailleurs reconnaître avoir été surpris, dans le cadre de ses recherches en vue de la rédaction de son livre. « Je ne m’attendais pas à trouver tout ce que j’ai trouvé. »
« L’une des choses que je ne voulais pas faire, et c’est arrivé à plusieurs auteurs, dans le passé, c’était de faire un livre sans bien connaître le sujet dès le départ, et le découvrir à mesure que j’écrivais dessus. Je serais tombé dans certains pièges… J’en fait mention dans le livre: il y a des gens qui, à les lire, on dirait qu’ils n’avaient pas vraiment idée de qui était Duplessis, au départ. »
L’auteur déplore également le peu de temps consacré, durant les cours d’histoire du primaire et du secondaire, à Maurice Duplessis et aux plus de 20 ans qu’il aura passés en politique active. « On arrivait vite à la Révolution tranquille », souligne-t-il.
Faut-il blâmer les aléas du programme éducatif? Faut-il plutôt rejeter la faute sur l’époque – l’auteur a fait son primaire et son secondaire durant l’époque des Parizeau, Bouchard et Landry, trois premiers ministres péquistes –, ou encore sur des professeurs plus âgés qui se rappelaient de la période des gouvernements de l’Union nationale?
Des gouvernements (presque) cycliques
À travers les 400 pages plus que bien tassées de son essai, Pierre Berthelot s’aventure aussi du côté d’une comparaison entre les gouvernements de l’Union nationale et celui de la Coalition avenir Québec (CAQ). Car il y a comparaison à faire, affirme l’auteur. D’autant plus que dans les deux cas, une coalition formée de membres de divers partis a remplacé un gouvernement libéral usé et ployant sous les allégations de corruption – dans des circonstances différentes, il va sans dire.
« Il faut être conscient que nous sommes en face de phénomènes nouveaux, aujourd’hui; si nous vivons à une époque qui rappelle beaucoup les années 1930, avec la politisation, l’extrémisme, un certain désespoir qui gagne des segments de la population, mais le danger est de trop plaquer une caricature que l’on fait du passé sur notre présent, et de croire que nous sommes plus malins que tout le monde en faisant un lien entre MM. Duplessis et Legault », dit-il.
« Mais il n’y avait pas de COVID-19 dans les années 1930, il n’y avait pas de réseau de la santé non plus… Il y avait une Union soviétique, dans les années 1930. Pour ce qui est de la CAQ, c’est effectivement une coalition formée de péquistes, de libéraux et d’adéquistes, et qui forment un parti politique axé sur la bonne gestion, et une sorte de nationalisme autonomiste, mais pas l’autonomie dans la conception de Duplessis, qui était basée sur la Constitution de 1867; nous, nous sommes dans le contexte de la Constitution de 1982. Le Canada français n’existe plus, tel qu’on le concevait dans les années 1960. »
« Nous l’avons vu, avec Jean Charest… nous avons vu le danger d’avoir un parti au pouvoir qui n’a aucun projet d’avenir, et qui s’articule uniquement autour d’une « bonne gestion de l’économie » et le contrôle des dépenses publiques. C’est une conception extrêmement mécanique de l’économie. Ça prend des projets emballants, ça prend des projets qui nous emmènent vers l’avenir, et ça, on ne le voit pas à la CAQ, en ce moment. »
Un ouvrage nécessaire
Duplessis est encore en vie va au-delà de la simple reconstitution historique en forçant plutôt une réflexion qui semble être au point mort depuis plusieurs décennies: quel est le véritable héritage de Maurice Duplessis? La question fera assurément débat, mais il est essentiel d’examiner en profondeur les tenants et les aboutissants de cette époque plus que marquante dans l’histoire du Québec, que ce soit sur le plan social, économique ou politique.
Pierre Berthelot pose ici la première pierre d’un édifice essentiel pour mieux comprendre d’où vient la société québécoise. Après tout, si l’on ne sait pas d’où l’on vient, comment savoir où l’on s’en va?
Duplessis est encore en vie, de Pierre B. Berthelot. Publié aux éditions Septentrion. 386 pages.