Sous le pseudonyme Vernon Sullivan, Boris Vian a écrit quatre polars influencés par la littérature américaine, et après avoir été adapté pour le théâtre et le cinéma, son roman J’irai cracher sur vos tombes a maintenant droit à une version en bande dessinée.
Lee Anderson débarque un beau jour dans la petite ville de Buckton en remplacement du libraire local. Il s’ennuie ferme dans ce patelin où il ne se passe jamais rien, et part à la recherche de rencontres féminines. Grâce à son corps d’Adonis et ses talents à la guitare et au chant, il finit par s’acoquiner avec une bande de jeunes de l’endroit. Passant ses temps libres à boire et à forniquer, Lee cache cependant un terrible secret : bien que son apparence n’en laisse rien paraître, le métis aux cheveux blonds a un huitième de sang noir, et il est resté profondément marqué par le lynchage mortel qu’un de ses amis afro-américains a subi pour avoir entretenu une relation avec une femme blanche. Lorsqu’il rencontre Jean et Lou Asquith, deux sœurs d’une famille riche, il décide alors de mettre son plan de vengeance à exécution et de séduire ces deux femmes, que la seule idée d’approcher une personne de couleur rendrait malades.
De nos jours, on est habitués aux polars glauques et tordus, mais quand Boris Vian, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, a publié J’irai cracher sur vos tombes il y a maintenant soixante-quinze ans, le roman eût l’effet d’une petite bombe, et a même été censuré jusqu’en 1973, en plus de valoir un procès à son auteur. Retournant le racisme aux États-Unis contre lui-même afin de dépeindre un crime qui, pour une fois, viserait les Blancs seulement pour la couleur de leur peau, Vian utilise la séduction comme arme fatale à travers le personnage de Lee, et décrit de manière très explicite une sexualité débridée chez les jeunes adultes, entre triolisme et orgies, ce qui constituait une atteinte aux bonnes mœurs de l’époque. Adaptée par Jean-Denis Morvan, la bande dessinée demeure très fidèle au texte original, et même aujourd’hui, la violence parfois insoutenable de ce thriller risque de heurter certaines sensibilités.
J’ignore comment Rey Macutay, Rafael Ortiz et Scietronc se sont partagé la tâche d’illustrer une bande dessinée à six mains, mais J’irai cracher sur vos tombes présente un style uniforme et cohérent, avec des dessins aux traits nerveux où des dizaines de lignes de crayonnage s’enchevêtrent pour esquisser personnages et décors. Ces derniers proposent un découpage très cinématographique de l’action, comme une plongée sur le capot avant d’une voiture roulant à toute vitesse avec une maison en flammes en arrière-plan, ou une majestueuse vue aérienne de la ville de Buckton aux côtés des oiseaux. Remplies de manoirs à colonnades et de saules, les images laissent deviner que l’intrigue se déroule dans le sud des États-Unis, sans jamais le mentionner directement. L’album se termine sur un dossier de quelques pages comprenant des couvertures du roman original, l’affiche du film qui en a été tiré, ou des articles parus dans la presse de l’époque.
J’irai cracher sur vos tombes est toujours autant d’actualité que le racisme l’ayant inspiré, et comme Boris Vian, qui a consacré un livre entier à la fête (Vercoquin et le plancton), aimait les choses ludiques, il y a fort à parier qu’il aurait apprécié cette bande dessinée, adaptée de son sulfureux roman.
J’irai cracher sur vos tombes, de Morvan, Macutay, Ortiz et Scietronc (d’après le roman de Vernon Sullivan, alias Boris Vian). Publié aux éditions Glénat, 112 pages.
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