Les médias regorgent de reportages et d’articles à propos du déclin de la démocratie: le récent coup d’État au Myanmar, la montée en puissance du dirigeant autoritaire Narendra Modi, en Inde, sans oublier la tentative de l’ex-président Donald Trump pour renverser les résultats de la présidentielle américaine de novembre dernier. Mais si le leadership est effectivement important, les politologues et les experts ont largement laissé de côté un aspect essentiel: le financement des gouvernements.
Dans une nouvelle étude publiée dans Current Anthropology, une équipe d’anthropologues a recueilli des données sur 30 sociétés pré-contemporaines, et effectué une analyse quantitative des caractéristiques et de la durabilité de la « bonne gouvernance », soit la capacité d’écoute des voix des citoyens, le fait de fournir des biens et services, et la concentration limitée des richesses et du pouvoir.
Les résultats démontrent que les sociétés s’appuyant sur un système fiscal vaste, équitable et bien géré, ainsi que sur une bureaucratie fonctionnelle étaient statistiquement plus disposées à posséder des institutions politiques qui étaient plus ouvertes à la contribution du publie et plus sensibles au bien-être de la population.
Pendant plus d’un siècle, la définition largement acceptée de la démocratie fut que ce type de société était particulièrement moderne, un phénomène occidental découlant de l’activité économique « sans relâche » des nations européennes, les autres sociétés agraires et rurales étant considérées comme étant statiques et autoritaires. Cependant, le « retour du balancier » démocratique a entraîné un examen plus profond, par les anthropologues et les historiens de la politique, des fonctionnalités principales, des origines et de la durabilité de la démocratie moderne.
« Le déclin que nous constatons aujourd’hui, dans plusieurs gouvernements démocratiques, est difficile à saisir », affirme Richard Blanton, professeur émérite à l’Université Purdue, et principal auteur de l’étude. « En un sens, il existe une tension fondamentale au coeur de chaque démocratie: le bien collectif contre l’intérêt personnel. Nous voulions identifier les facteurs qui poussent les dirigeants et les citoyens à entretenir des systèmes plus égalitaires, en raison de la capacité de corruption du pouvoir. En tant qu’archéologistes, nous savons que le passé offre toujours des leçons pour le présent. »
M. Blanton et ses collègues ont regroupé les données sur leurs 30 société pré-contemporaines, et leur ont attribué des « notes » pour des mesures associées à l’idée d’un « bon gouvernement », soit les capacités de transport des biens, l’accès à l’eau potable, la sécurité alimentaire, la possibilité que les citoyens s’expriment, la taxation équitable, l’imputabilité des responsables, ainsi que le contrôle sur les autorités, notamment en imposant des limites au nombre de mandats des dirigeants, et en concevant des institutions qui s’assurent mutuellement de respecter leurs devoirs et responsabilités.
Les chercheurs affirment avoir d’abord été surpris par les résultats. Leurs données s’étendent sur plusieurs milliers d’années d’histoire humaine et représentent des nations de partout sur la planète, de la République vénitienne (1290 à 1600) à dynastie Ming du 15e siècle, en passant par le royaume Asante en Afrique de l’Ouest (1800 à 1873), mais malgré la grande diversité de contextes géographiques, culturels, historiques et sociaux, il existe une corrélation positive entre les trois grandes catégories (biens, bureaucratie et contrôle de l’appareil étatique).
Ainsi, l’accessibilité et la bonne circulation des biens, les bureaucraties efficaces et les limites imposées au nombre de mandats des dirigeants tendaient à apparaître au sein de gouvernements relativement bons, et étaient largement absents au sein des régimes plus autocratiques.
Comme l’affirme M. Blanton, « bien que ce que nous appelons un bon gouvernement n’était pas très répandu – seuls 27% de nos exemples avaient les « bonnes notes » nécessaires pour cela –, il est clair qu’il s’agit d’un processus mondial et transhistorique qui existait bien avant l’histoire et l’influence occidentales ».
Ce résultat, disent les chercheurs, a forcé une réflexion sur les facteurs qui façonnent la démocratie.
Si la démocratie est aujourd’hui synonyme d’élections, les démocraties électorales ne sont cependant qu’un phénomène récent. Il ne s’agit pas de la seule méthode pour prendre le pouls de la population, et les élections ne sont pas, en elles-mêmes, suffisantes pour s’assurer que les citoyens soient entendus, ou que les pouvoirs des dirigeants soient contrôlés. Selon Gary Feinman, du Field Museum, les principaux éléments de la démocratie sont ainsi « des caractéristiques comme l’état de droit, le contrôle des pouvoirs officiels, ainsi que des outils pour évaluer la volonté des gouvernés ».
Encore et toujours l’économie
L’économie est le facteur clé, affirment les auteurs de l’étude. Les données recueillies révèlent que les régimes autoritaires jouissent d’une grande discrétion en lien avec les richesses de la nation, que ce soit pour des gains personnels ou politiques.
Chez les régimes autoritaires examinés, il existait peu d’incitatifs pour favoriser la redistribution des richesses, et peu de limites imposées aux leaders. Idem pour la transparence gouvernementale. « Ce n’est pas un hasard si la légende de Robin des bois a pris naissance dans l’Angleterre du 14e siècle », affirme M. Feinman, « où notre classification a fait état de structures fiscales oppressives qui faisait atterrir la richesse dans les poches des riches ».
Selon les conclusions des chercheurs, les citoyens ont tendance à vouloir davantage payer leurs impôts s’ils constatent que le gouvernement répond aux attentes, et les autorités gouvernementales ont donc un incitatif pour s’assurer que les revenus seront utilisés pour le bien public, et non pas pour des gains privés.
Aux États-Unis, la durabilité de la démocratie reposerait sur la capacité du gouvernement fédéral à collecter des fonds, notamment par les impôts.
« Voyez ce qui s’est passé en Irak après Saddam Hussein, soutient M. Feinman. Vous pouvez mettre en place des élections, et des accords de partage du pouvoir, mais sans m0yens de financer correctement le gouvernement, peu importe combien de dirigeants ont été remplacés. Le système a échoué. »
Toujours aux États-Unis, bien qu’une majorité de personnes vivant dans ce pays (et à l’étranger) jugent que Donald Trump est une menace envers la démocratie et la gouvernance, ces dangers prennent plutôt de l’ampleur depuis plusieurs décennies, avec l’accroissement des inégalités fiscales, la dévaluation du travail, l’absence de bonnes infrastructures et la disparition progressive du financement public. « Le fondamentalisme du marché qui a été mis de l’avant par le président Ronald Reagan et son patron de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, ainsi que la première ministre britannique Margaret Thatcher, durant les années 1980, a encouragé les gens à se tourner vers l’appât du gain, et ce sans contraintes ou réglementation. Baisser les impôts des riches et priver les gouvernements de fonds sape les fondements de la démocratie », soutient M. Feinman.
Comme les démocraties modernes, les bons gouvernements ont toujours été fragiles et difficiles à maintenir. Au fil du temps, ni les monarchies, ni les démocraties n’ont garanti la bonne gouvernance, mais non pas non plus exclus sa possibilité. Le principal facteur de succès fut plutôt la façon dont la gouvernance a été financée, écrivent les chercheurs dans leurs travaux.
Les auteurs de l’étude affirment ainsi qu’il est impossible de séparer la politique de l’économie pour comprendre la qualité d’un gouvernement. Impossible, non plus, de se fier uniquement à l’idéologie.