Sur le web, dans des recoins souvent sombres et mystérieux, voire dangereux, le nom de Gloomwood évoque bien des choses: un monde où la mort rôde, d’abord. Mais aussi, étrangement, des débats sur des fusils à pompe et des fromages mangés à la hâte. Tout ça à propos d’un jeu dont on ignore ce qu’on y trouvera, au final. Entrevue avec son créateur, Dillon Rogers.
Au bout du fil – ou plutôt, au bout de la conversation sur Discord, il faut bien être de son temps –, le développeur de 29 ans explique que sa passion pour le développement de jeux vidéo remonte à loin.
« J’étais assez jeune, et j’étais en gros la seule personne, dans ma famille, qui était intéressée par les jeux; mes parents cherchaient simplement, quand ils m’offraient des cadeaux de Noël, par exemple, à trouver quelque chose qui pourrait me plaire. Je crois que le premier jeu que j’ai modifié était l’un des titres de la série Warcraft. Lorsque j’y jouais, je me suis rendu compte qu’il y avait un éditeur de cartes. J’ai commencé à l’explorer, et la simple impression de pouvoir ajouter quelque chose sur une carte avant d’y jouer, c’était quelque chose de vraiment très bien », explique-t-il.
« À partir de ce moment-là, j’ai commencé à recevoir des jeux et à jouer, mais j’étais aussi excité quand ils venaient avec des outils pour créer davantage de choses. L’un des moments charnières fut avec Half-Life 2 et les autres jeux tournant sur le moteur Source. La capacité d’utiliser ce moteur pour créer vos propres cartes en trois dimensions, et marcher à l’intérieur de celles-ci… c’était vraiment une expérience fascinante. Vous aviez l’impression de créer votre propre monde; j’ai trouvé ça particulièrement excitant. »
Lorsqu’il fréquentait le secondaire, M. Rogers dit avoir été déçu par le petit nombre de programmes qui offrait de véritables cours liés au développement de jeux vidéo, « comme la création de niveaux, ou la création de jeux dans une perspective qui me convenait ».
À l’université, il se dirige donc en architecture. « Je me suis dit que c’était l’un des domaines se trouvant le plus près du développement de jeux, et que je pourrais transférer plusieurs compétences, si je choisissais d’aller en ce sens. C’est à ce moment-là, je crois lors de ma deuxième année, que mon université a ajouté une mineure en développement de jeux, et je m’y suis précipité. »
« Dès ce moment, je me suis un peu dit que je n’aimais plus vraiment étudier ma majeure, mais que je voulais simplement me concentrer sur ma mineure! », lance Dillon Rogers en éclatant de rire.
« Une bonne partie de mon expérience universitaire a consisté à faire la moitié de mes devoirs pour les autres matières, et passer mon temps à créer des niveaux, des cartes et des jeux. »
C’est à ce moment que j’ai compris que si je pouvais en faire une carrière, je serais heureux.
La naissance d’un univers sombre
Après avoir créé quantité de niveaux et de cartes à l’aide de l’engin graphique Source développé par Valve, y compris pour les jeux Portal et Team Fortress 2, qui encouragent justement la création de niveaux supplémentaires par la communauté, M. Rogers a dû reconnaître qu’il n’avait jamais vraiment plongé dans le code informatique.
« J’avais scripté quelques trucs, mais j’étais principalement un concepteur de niveaux, à ce point-là. Je suis suivais un cours offrant les techniques de base pour apprendre à coder, notamment sur l’engin graphique Unity, et je me disais que si je pouvais maîtriser cela, je pourrais créer mes propres jeux. »
« J’aimais créer des cartes et des niveaux, mais je m’inquiétais de trouver un travail en finissant l’université. Comment serais-je en mesure de mettre de la nourriture sur la table? »
À travers cette envie de transformer sa passion en carrière, Dillon Rogers commence à jeter les bases de ce qui deviendra Gloomwood. « C’était l’un des premiers projets que j’ai créé comme tel. J’ai appris à coder quelques mois seulement avant de créer les premiers fichiers liés au projet. Et je me disais « oh, je vais concevoir un jeu se déroulant dans une ville glauque qui est plongée dans le brouillard, aux influences victoriennes, et qui est remplie de créatures et de personnages », et j’ai rapidement découvert que c’était absolument hors de ma portée en termes techniques », lance-t-il.
« Je savais simplement faire bouger un personnage. C’était le summum de mes capacités », poursuit-il en riant.
« Je tentais, à l’époque, d’élargir mes horizons en termes de jeux et de styles de jeux que je connaissais, et dont je pourrais m’inspirer. »
D’où cet intérêt, un intérêt quelque peu tardif, de l’avis de M. Rogers lui-même, pour les « simulations immersives », dont l’un des principaux titres est Thief. Dans cette série dont le premier volet, sous-titré The Dark Project, est sorti en 1998 des bureaux de Looking Glass Studios, le joueur incarne le susnommé voleur qui accomplit diverses missions dans une ville étrange où l’appât du gain est rapidement mâtiné d’occulte et de mystérieux personnages qui tirent les ficelles dans l’ombre.
Plutôt que d’utiliser la force, le héros de Thief est encouragé à faire preuve d’adresse et de discrétion; certaines missions ne peuvent être entièrement réussies, d’ailleurs, que si personne n’est tué.
« Je pense que j’étais un peu jeune pour suivre cette vague, au départ. À l’université, j’ai commencé à expérimenter et jouer à des choses au-dehors de ma zone de confort. J’ai joué à Thief pour la première fois, et je me suis dit que c’était génial; je ne savais pas qu’il était possible de créer des jeux comme ça, de donner naissance à un monde qui semble réel, avec son histoire, ses personnages… Je savais, dès ce moment-là, que c’était ce genre de choses que je voulais faire. »
De la 3D, mais différente
Avec l’univers de Thief et des jeux similaires, vient aussi cet amour, d’abord naissant, puis plus marqué, pour l’esthétique qui accompagne ces titres. Des univers en trois dimensions, certes, mais à une époque où cette 3D, relativement bien établie, n’était certainement pas à la hauteur de ce qui se fait aujourd’hui.
Qu’est-ce qui explique vraiment cet intérêt pour les visuels de la fin des années 1990 et du début des années 2000 dans les jeux vidéo? Est-ce uniquement la nostalgie? Est-ce parce que les développeurs arrivaient parfois, notamment avec Thief, mais aussi avec Half-Life, par exemple, à créer des paysages magnifiques en tenant compte des limitations parfois criantes des engins graphiques? Est-ce une application du principe de « less is more », où l’ambiance ne dépend pas simplement de ce qui apparaît à l’écran?
Il ne semble pas exister de réponse claire. Ce qui est net et précis, cependant, c’est l’intérêt de Dillon Rogers pour ce type de jeux, un intérêt qui concorde avec celui que les créateurs de New Blood Interactive portent à cette esthétique.
M. Rogers a fait ses premières armes chez cet éditeur indépendant en collaborant à la création de Dusk, un jeu de tir à la première personne qui évoque Doom, mais aussi (et surtout) Quake. « Je parlais déjà à David Szymanski, le créateur de Dusk, depuis quelques années sur Twitter, sur Discord… Il savait que je travaillais sur Gloomwood, je savais qu’il travaillait sur Dusk, et c’est comme ça que nous sommes devenus des amis », explique-t-il.
« À certains moments, David demandait des conseils, et ça me faisait plaisir de donner un coup de main. Je crois que vers la fin du développement du jeu, la date de mise en marché arrivait rapidement, et il y avait un problème avec le dernier boss, et je me suis dit « je sais comment coder cela, je vais juste offrir mes services ». »
Cela a donc permis à Dillon Rogers d’entrer chez New Blood. « Éventuellement, David et Dave (Oshry, le patron de New Blood, NDLR), m’ont dit qu’ils avaient une discussion sur Discord à propos des simulations immersives, et qu’ils avaient besoin de quelqu’un pour expliquer le concept. Et je me suis donc lancé, et je ne suis jamais parti! »
Peu de temps après, M. Rogers a présenté une version de travail de Gloomwood à Dave, qui a tout de suite adoré le projet. « Il m’a dit « j’adore Thief, et je sens une vraie vibe Thief« . Et il voulait diversifier, à ce moment-là, ce que publiait New Blood, qui se concentrait surtout sur les jeux de tir rétro. »
En rejoignant New Blood, Dillon Rogers rejoint aussi une culture d’entreprise « où tout le monde fait des blagues et envoie des memes » Cette culture, déjà évoquée lors de l’entrevue de Pieuvre.ca avec Dave Oshry, justement, implique aussi des discussions parfois sérieuses, ou encore parfois complètement loufoques à propos de Gloomwood. La rumeur court, d’ailleurs, que M. Oshry aurait passé un commentaire peu élogieux à propos d’une table de chevet incluse dans le niveau de démonstration de ce jeu. La réaction de Dillon Rogers? L’ajouter ailleurs dans le jeu.
Et le gag s’est répandu ailleurs: non seulement sur Twitter, où les amateurs s’amusent follement de cette inside joke, mais aussi dans les autres jeux de New Blood. Lors d’une partie diffusée sur Twitch, David Szymanski a dû affronter une version modifiée du méchant ultime dans son propre jeu, Dusk. Cette fois, il a dû se défendre contre… la table en question, qui était munie d’une arme lourde!
« C’est amusant d’avoir ses échanges, non seulement parce que nous avons du plaisir entre nous, mais parce que les gens voient ces interactions en ligne, chose qui n’arrive pas, normalement, avec les autres développeurs », mentionne ainsi M. Rogers.
Seulement une démo, mais des critiques dithyrambiques
L’annonce de l’existence de Gloomwood a fait grand bruit, mais la chose a failli être passée complètement sous silence.
« Quand nous avons annoncé le jeu, lors du PC Gaming Show présenté par PC Gamer, c’était grâce à une diffusion en ligne, puisque c’était durant la pandémie et tout le monde écoutait le tout à la maison », mentionne le développeur.
« L’annonce la mise en ligne de la démo de Gloomwood devait survenir durant le segment consacré à New Blood Interactive, mais il y a eu une erreur, et ce segment n’a jamais été présenté. Nous regardions le tout en direct, et je me suis à paniquer parce que l’annonce disant que la démo pouvait être téléchargée n’a pas été présentée à des centaines de milliers de spectateurs. Après tout, le grand défi, pour les développeurs indépendants, est de réussir à se faire voir, tellement la concurrence est féroce. »
Après ce problème, cependant, M. Rogers précise que plusieurs personnes ont constaté qu’il y avait eu une erreur; Gloomwood a finalement profité d’un autre genre de promotion. « C’est allé au-delà de toutes mes espérances », ajoute-t-il en parlant notamment des critiques plus que positives qui ont été publiées et mises en ligne, pour l’instant.
À quand une version complète de ce « simulateur immersif » mettant en scène un drôle de médecin cherchant à survivre dans une ville étrange où rôdent de dangereux personnages évoquant notamment les docteurs et leur long masque contre la pestilence?
« Chez New Blood, nous refusons que mettre en marché quelque chose dont nous ne sommes pas entièrement satisfaits », souligne Dillon Rogers. « Nous allons retarder la sortie de jeux si nous pensons que ce n’est pas prêt. »
Pas de date de sortie précise, donc. Il faudra se contenter de la version de démonstration, pour l’instant, même si M. Rogers dit espérer que Gloomwood sorte en accès anticipé « avant la fin de 2021 ».
Deux titres marquants
En attendant que le jeu soit mis en marché, même en version « de travail », il est possible de découvrir ou redécouvrir les titres qui ont inspiré Dillon Rogers, et qui font partie de ses jeux préférés:
Thief: « Le plus évident, qui m’est associé le plus directement. J’ai bâti une bonne part de ma personnalité autour de ce jeu. Ce titre m’a vraiment ouvert les yeux à propos de ce que les jeux peuvent accomplir, et ce qu’est le monde des simulations immersives. Cela m’a aussi mené à jouer quantité d’autres jeux, comme System Shock 2 et Arx Fatalis, tous des jeux qui influencent mon travail. Thief m’a vraiment charmé, surtout en raison de son atmosphère. Rester sur place et entendre le vent, les gardes parler… Tout cela contribue à créer ce monde à la fois magnifique et effrayant.
Je voudrais y jouer davantage, comprendre comment les développeurs ont pu créer quelque chose d’aussi incroyable.
Bloodborne: « Je suis aussi un grand amateur de ce jeu, et cela se voit dans l’esthétique de Gloomwood. Comme les bâtiments de l’époque victorienne, les loups-garous, Dracula, tous ces éléments… J’aime beaucoup les jeux de From Software (le studio derrière la série Dark Souls, NDLR), mais Bloodborne est celui qui me parle le plus, et qui correspond aux choses qui m’attirent dans leurs jeux. »