Après son Shangri-La, qui s’est mérité une sélection officielle au Festival d’Angoulême en 2017, Mathieu Bablet solidifie son statut de maître de la science-fiction, avec la bande dessinée Carbone & Silicium.
En 2046 dans la Silicon Valley, les scientifiques de la Tomorrow Foundation créent deux androïdes dotés d’intelligence artificielle, Carbone et Silicium. Ces prototypes de robots à l’apparence humaine, des visages jusqu’aux organes génitaux, sont programmés pour l’altruisme et destinés à travailler dans les hôpitaux, ou à s’occuper des gens malades, âgés et mourants. Afin d’en vendre un maximum, la durée de vie de ces machines sophistiquées est limitée à quinze ans. Lors d’un voyage en Inde, Silicium parvient à s’échapper, et quand la date d’expiration de Carbone arrive à terme, sa créatrice, Noriko Ito, modifie son code source pour permettre à son esprit de se transférer dans un autre corps à chaque génération. Durant les trois siècles suivants, et bien qu’ils soient recherchés par la corporation Mekatronic pour avoir enfreint la charte robotique de la limite d’existence, la route des deux androïdes se croisera à de multiples reprises, et ils deviendront les témoins privilégiés de l’évolution de la race humaine, dont ils sont le reflet.
Mathieu Bablet livre un récit empreint de mélancolie, de philosophie et de spiritualité avec Carbone & Silicium. Si l’intelligence artificielle est un thème récurrent de la science-fiction, il utilise ici ses deux androïdes pour soulever des questions profondes sur la condition humaine, à commencer par notre rapport au corps qui, tout en hébergeant notre cerveau, nuit paradoxalement à l’intellect par ses pulsions animales et son inéluctable mortalité. L’album aborde aussi la nature de l’identité. En effet, ces deux intelligences artificielles identiques à l’origine finiront par développer des personnalités diamétralement opposées au fil du temps. Carbone demeurera au même endroit durant de longues périodes et viendra en aide aux hommes et femmes qu’elle côtoie, alors que, les fuyant comme la peste, Silicium voyagera à travers la planète en solitaire, parcourant jusqu’à 87% de sa surface. L’un sera pragmatique et attaché à son enveloppe corporelle, tandis que l’autre changera de forme constamment, et deviendra idéaliste.
En parallèle de l’improbable histoire d’amour entre les deux androïdes et de leur périple, qui les mènera de San Francisco à Hong Kong, Alger, Kiev ou l’Alaska, Carbone & Silicium dépeint une humanité vivant de moins en moins dans le réel, lui préférant les connections virtuelles tout en demeurant prisonnière du monde physique, et où seuls les robots parviennent encore à s’émouvoir des beautés de la nature. Sur les 300 ans que dure le récit, on assiste, tout comme les deux héros cybernétiques, au spectacle des guerres de plus en plus sanglantes, aux flux migratoires des populations, aux catastrophes écologiques, à la fin du capitalisme, à l’effondrement total de la civilisation, puis à sa renaissance. Pour expliquer cet éternel recommencement qui dure depuis des millénaires, Silicium ira jusqu’à déclarer que « l’individu est incompatible avec l’idée de société parce que l’humain n’est pas un être rationnel, encore moins quand il fait partie d’un groupe ».
Il n’est pas étonnant qu’il ait fallu quatre années à Mathieu Bablet pour réaliser Carbone & Silicium, et dès les premières cases, on est frappé par l’immense beauté et la finesse de ses illustrations. Ses personnages sont influencés par l’esthétique manga, tandis que ses métropoles du futur, ses usines où des centaines d’androïdes sont suspendus, ses cités submergées et tous ses environnements possèdent la précision d’un dessin d’architecte. La majorité des chapitres s’ouvre sur un gros plan du nouveau visage de Carbone, que l’on reconnaît grâce à la cicatrice au front qu’elle se fait à chaque nouvelle incarnation, et la bande dessinée est portée par une coloration magistrale, qui crée des ambiances et transmet le passage du temps. L’artiste nous permet même de partager la vision des deux androïdes à travers des planches chromatiques, teintées de crème, de bourgogne et de noir. Bref, il s’agit d’un album visuellement époustouflant.
Ce n’est jamais un mot que j’utilise à la légère, mais autant au niveau de son scénario que de la prouesse graphique de ses illustrations, Carbone & Silicium est rien de moins qu’un chef-d’œuvre, et cette bande dessinée est un must pour tous les amateurs de science-fiction.
Carbone & Silicium, de Mathieu Bablet. Publié aux éditions Ankama, 277 pages.