Ceux qui espéraient un exorcisme vont devoir retourner à leurs bénitiers. La nette répudiation du trumpisme que les derniers sondages laissaient entrevoir, au vote populaire sinon au Collège électoral, a plutôt fait place à un duel au corps à corps dont l’issue ne sera pas connue avant ce soir, voire peut-être vendredi. Et ce, même si Donald Trump s’est empressé de proclamer victoire en pleine nuit et de faire appel aux tribunaux pour arrêter le décompte du vote postal dans les États clés où il mène au vote en personne.
Les événements semblent avoir suivi en tout point le scénario rédigé par les plus cyniques des stratèges républicains. Les électeurs démocrates ont voté par la poste en grand nombre. Les électeurs républicains, qui font peu de cas de la pandémie COVID-19 dont l’importance n’a cessé d’être minimisée par leur candidat, se sont plutôt rendus aux urnes en masse. Dans les États clés du Midwest (Wisconsin, Pennsylvanie, Michigan), les législateurs républicains ont empêché le décompte du vote postal de commencer avant le jour de l’élection. Ce vote est plus lent à dépouiller, surtout dans les comtés urbains fortement peuplés à majorité démocrate, que celui enregistré en personne dans les comtés ruraux clairsemés, favorables aux républicains.
Résultat: les Américains se sont couchés avec Trump en avance dans ces États et se sont réveillés (s’ils ont réussi à dormir…) avec une mince avance pour Biden au Wisconsin et des millions de bulletins encore non dépouillés à Détroit, à Philadelphie — et même à Atlanta, qui pourrait encore faire basculer la Géorgie dans le camp démocrate… à condition que tous les votes soient comptés.
Trump, lors d’un discours de victoire si prématuré que même des ténors de la droite radicale comme Ben Shapiro ont dénoncé son geste, a ensuite confirmé ce qu’il martèle depuis des semaines: qu’il ferait appel aux tribunaux pour arrêter le décompte du vote postal, sous prétexte que celui-ci servirait aux démocrates à lui «voler» son élection. Un geste digne des meilleurs despotes.
Une vague cassée
Le dernier sondage majeur de la campagne, réalisé pour le compte du réseau de télévision NBC et du Wall Street Journal, accordait à Joe Biden une avance de dix points au vote populaire. L’ensemble des experts prévoyaient aussi une victoire démocrate au Congrès, avec une majorité accrue à la Chambre des représentants et une possible prise de contrôle au Sénat. Rien de tout cela ne s’est matérialisé.
Une fois tous les votes comptés, ce qui pourrait prendre des semaines en Californie, Biden devrait l’emporter par 4 à 6 millions de voix au suffrage populaire. Une marge considérable, certes, mais moitié moins grande que prévu. La Chambre restera démocrate, mais, au mieux, avec une majorité légèrement moindre que lors du dernier Congrès, les républicains ayant balayé les districts étiquetés compétitifs et même une poignée de districts qui semblaient assurés aux démocrates. Quant au Sénat, on ne connaîtra sa composition complète qu’après un deuxième tour de scrutin en Géorgie, mais il faudrait un petit miracle pour que les démocrates réussissent à soutirer la majorité des mains de Mitch McConnell.
Dans les États clés, la performance des démocrates a été plus faible que prévu partout sauf en Arizona, qui a été le premier État à changer de camp par rapport à 2016. Les sondeurs qui avaient vu Biden gagner la Floride par six points alors qu’il l’a perdue auront des explications à donner à leurs clients. Ceux qui avaient prévu une victoire démocrate par 13 points au Wisconsin aussi.
Les analystes ont beaucoup critiqué les sondeurs après l’élection de 2016. Ironiquement, les sondages nationaux, qui prévoyaient une victoire d’Hillary Clinton par trois points de pourcentage, avaient alors été tout près de la réalité; ce sont les fluctuations dans les États qui étaient passées inaperçues. Mais cette fois, la différence entre le vote démocrate prévu et celui effectivement enregistré risque de sortir de la marge d’erreur statistique. Effet de la COVID-19 ou problème méthodologique fondamental? Il y aura bien des débats à ce sujet dans les départements de sciences politiques au cours des prochaines années.
Un nouvel électorat, vraiment?
Avant même l’ouverture des bureaux de vote mardi matin, tous les observateurs prévoyaient un record de participation. FiveThirtyEight comptait sur 158 millions de votes, avec une probabilité de 80% que le résultat final se retrouve à l’intérieur d’une fourchette de 147 à 168 millions. En comparaison, le nombre total de suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle de 2016 était tout juste en dessous de 136 millions.
Ces nouveaux électeurs se divisaient en deux groupes. D’un côté, une cohorte de jeunes de 18 à 22 ans qui votaient pour la première fois. Un groupe généralement favorable au camp démocrate, le dernier sondage Morning Consult accordant à Joe Biden une avance de 60-34 chez les électeurs de 34 ans et moins.
Plus intrigant encore: la firme Siena et le New York Times avaient sondé spécifiquement les électeurs des États chauds qui n’avaient pas voté en 2016, mais qui avaient l’intention de le faire en 2020 (ou l’avaient déjà fait par anticipation). Ceux-ci accordaient au candidat démocrate une avance considérable: de 7 points en Arizona, 12 en Pennsylvanie, 17 en Floride et 19 au Wisconsin. Puisque ces électeurs comptaient pour 11 à 22 % de la population, il était possible qu’ils suffisent à faire basculer tous ces États dans le camp démocrate.
Nous ne saurons sans doute jamais si ces nouveaux électeurs sont passés à l’acte en nombres aussi élevés que prévu. Mais s’ils l’ont fait, cela n’aura pas été suffisant pour contrecarrer l’effet d’un autre changement qui, lui, était passé inaperçu: le transfert d’une partie de l’électorat latino-américain vers Trump. Le succès des républicains auprès des Cubano-Américains, traditionnellement très conservateurs, était prévisible, quoique peut-être pas au point de prédire l’effondrement de la majorité démocrate par quelque 30 points de pourcentage à Miami. Les gains auprès des Mexicano-Américains du Texas, après quatre ans de dénigrement de la part de Trump, c’est une autre paire de manches…
La division entre le vote populaire et le collège électoral
Évidemment, dans la plupart des démocraties, une victoire de Joe Biden par cinq millions de voix au scrutin populaire aurait constitué un verdict sans appel possible. Pas aux États-Unis, dont le collège électoral rend une victoire de justesse dans un État clairsemé beaucoup plus «rentable» qu’une avalanche de votes en Californie.
La plupart des analystes, de Nate Silver à Dave Wasserman, considéraient que Biden n’avait à peu près aucune chance de l’emporter au collège électoral s’il gagnait le vote populaire par moins de trois points de pourcentage, à cause du grand nombre de votes démocrates «gaspillés» dans l’État de New York, en Californie et en Illinois. Il semble probable, quoique toujours incertain, que Biden dépassera ce seuil. Ce sera la septième fois au cours des huit dernières élections que le candidat démocrate aura gagné au scrutin populaire.
Et maintenant?
Au moment d’écrire ces lignes, il semble probable que le Wisconsin et le Michigan accorderont leurs grands électeurs à Joe Biden lorsque (si?) tous les votes postaux auront été comptés. Cela devrait suffire à lui ouvrir les portes de la Maison-Blanche, peu importe le résultat en Pennsylvanie, mais avec un mandat beaucoup plus faible qu’il l’aurait souhaité. Une administration Biden devrait aussi vraisemblablement compter avec une majorité démocrate réduite à la Chambre, avec un Sénat hostile et avec une frange de la population qui a été conditionnée à penser que Trump ne pouvait perdre que si le scrutin était entaché par une fraude massive.
À moins que les manoeuvres républicaines devant les tribunaux ne réussissent à renverser l’issue dans suffisamment d’États pour redonner le pouvoir à Trump, ce qui semble peu probable, mais certainement pas impossible. Tout cela, rappelons-le, malgré une victoire par plusieurs millions de voix au suffrage populaire.
La démocratie américaine est en bien mauvaise santé.
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