Pour convaincre les autres du bien-fondé de leurs arguments, les conspirationnistes utilisent différents mécanismes. Mieux les comprendre pourrait aider à s’en protéger.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les conspirationnistes, le gouvernement et la santé publique ont un point en commun : ils veulent nous convaincre qu’ils ont raison et que leur raisonnement s’appuie sur la logique. Alors que le sentiment de confusion croît devant la multiplication des mesures sanitaires et que le discours conspirationniste gagne en visibilité, nous avons cru bon de nous tourner vers des spécialistes pour nous aider à décrypter les discours en santé.
Selon Alexandre Motulsky-Falardeau, auteur de La rhétorique aujourd’hui, conférencier et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, il existe trois façons de persuader : le contenu du discours à proprement parler (appelé le logos), la crédibilité de la personne qui parle ou des sources d’information qu’elle utilise (l’ethos), ou encore le caractère de l’auditoire, incluant son état émotionnel (le pathos).
« Les conspirationnistes et le gouvernement se servent tous un peu des trois, à divers degrés et à divers moments, selon le goût du jour. Par moments, le Dr Horacio Arruda joue sur l’émotion et utilise la gestuelle, alors il met du pathos dans son discours. Les conspirationnistes font souvent des appels à la raison, le logos, et ça peut être un peu pernicieux », donne en exemple M. Motulsky-Falardeau.
Le logos, ou le contenu du discours
Souvent définie comme l’art de persuader, la rhétorique tire son origine du besoin de se défendre lors de conflits judiciaires en Grèce antique, poursuit Alexandre Motulsky-Falardeau. Tout comme le langage scientifique, la rhétorique utilise donc une structure logique ayant pour but d’aboutir à une conclusion. Elle le fait toutefois à partir de postulats (principes de départ dans un raisonnement) qui ne peuvent pas être validés scientifiquement.
Pour mieux comprendre, comparons deux affirmations:
- « Les personnes âgées risquent plus de mourir de la COVID-19. » Il s’agit d’une observation fondée sur des études.
- « Il faut se confiner pour protéger nos aînés. » Cela relève du discours rhétorique : il s’agit d’un jugement, tout comme l’affirmation « il faut avant tout protéger nos droits et libertés ».
Autre jugement : l’idée voulant que le confinement total serait une mauvaise stratégie parce que cela induirait plus de torts que de bienfaits. Cependant, soulever que le confinement a eu des effets sur la santé mentale est une situation observable et documentée.
Il faut par conséquent garder en tête que, même si un raisonnement découle d’une observation objective, il peut conduire vers une idée qui n’est pas une vérité absolue.
Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’une affirmation prend l’allure d’un raisonnement logique qu’elle se tient pour autant. On parle alors de sophismes (si l’affirmation est volontairement trompeuse), ou de paralogismes (si l’erreur est commise de bonne foi).
Parmi ces erreurs logiques courantes figure la généralisation hâtive : on tire une conclusion sur un ensemble à partir d’un échantillon qui n’est pas forcément représentatif. Par exemple, on comprend vite que l’affirmation « je ne connais personne qui a la COVID-19, alors personne n’en est atteint » induit en erreur, dès qu’on remplace la COVID-19 par n’importe quelle autre maladie.
L’ethos, ou la crédibilité des sources
Les conspirationnistes se présentent comme des lanceurs d’alerte ou des personnes « éveillées » en lutte contre la « version officielle ». Or, s’il est vrai que certaines conspirations ont fini par être dévoilées au grand jour dans le passé, il est aussi vrai que des messages trompeurs ont déjà été délibérément propagés.
C’est ce qu’ont démontré les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik M. Conway dans le livre Les Marchands de doute publié en 2010. Cette enquête expose comment des soi-disant experts indépendants – en réalité liés à des lobbies – sont parvenus à manipuler l’opinion publique sur différents produits, comme le tabac ou le pétrole. Leur arme par excellence : entretenir le doute, puisque cela entraîne la stagnation des débats.
Il se trouve que la stratégie de remise en doute compulsive a pu être observée dans le cas de la COVID-19, notamment en ce qui concerne le nombre de morts ou la gravité de la maladie.
Il faut également faire attention : il se peut qu’une personne avance des faits qui sont en partie vérifiables, mais cela ne garantit en rien sa crédibilité, souligne Janie Brisson, spécialiste des processus cognitifs dans le contexte du raisonnement logique et chercheuse postdoctorale au Laboratoire de psychologie du développement de l’Université Paris Descartes. « Si les raisonnements trompeurs étaient du mensonge pur, ils seraient beaucoup plus faciles à déconstruire! », fait-elle remarquer.
Selon elle, les discours conspirationnistes sont facilement identifiables par deux caractéristiques récurrentes : d’abord, la source se présente en victime; ensuite, elle avance des éléments non falsifiables. Cela lui donne alors une position d’immunité dans un raisonnement circulaire : si on l’attaque, c’est la preuve qu’on veut la faire taire, donc c’est la preuve que ce qu’elle dit est vrai.
Ensuite, « les conspirationnistes partent avec la prémisse que quelque chose ne va pas, qu’il y a des personnes malintentionnées derrière les problèmes. Cette attitude fait en sorte qu’ils conserveront toujours une attitude méfiante, peu importe les informations qui leur sont données par la suite, même si ces données sont solides et prouvées. Ils ne révisent pas leur position ; ils cherchent seulement comment discréditer la nouvelle information », poursuit Janie Brisson.
Le pathos, ou l’état de l’auditoire
Il est possible de persuader un auditoire en exploitant ses émotions, ses croyances et ses préconceptions. Voilà ce que font les individus qui invitent leur entourage à se fier à leur intuition, un appel déjà présent dans les discours conspirationnistes sur la COVID-19. Cette approche ne manque pas de faire sourciller Janie Brisson : « les biais cognitifs sont exacerbés quand on se fie à l’intuition! »
Toutes les intuitions ne sont pas mauvaises, enchaîne-t-elle, car les processus cognitifs dits « heuristiques » (dont fait partie l’intuition) permettent de prendre des décisions rapidement, un avantage conservé par l’évolution. Le problème est que si le cerveau doit agir à toute vitesse devant une situation dangereuse (un parent qui verrait son enfant s’approcher d’une rivière), il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de valider des informations sur l’importance des mesures sanitaires, par exemple. L’intuition n’est plus de mise: il faut réfléchir et soupeser les arguments, un processus qui exige plus de temps et de ressources mentales, mais qui fournit un jugement plus éclairé.
Se priver de ce recul occasionne des aberrations logiques chez les conspirationnistes, comme le fait d’être persuadé que certaines personnes célèbres décédées ont à la fois été assassinées et sont encore secrètement en vie, sans que cela n’éveille leur méfiance face à ces thèses.
Et gare à ceux qui se sentent à l’abri de ces pièges : si plusieurs croient que le jugement du grand public peut être orienté, ils estiment également qu’eux-mêmes sont imperméables à ces influences; ce sont les autres qui sont biaisés. D’où l’importance de pratiquer un scepticisme sain, c’est-à-dire accepter que personne n’est infaillible, y compris soi-même, et qu’il est possible d’être berné par ses émotions, par ses biais cognitifs, ou encore par son intuition.
Se méfier de soi-même protège non seulement sa propre personne, mais également son entourage, rappelle Mme Brisson, puisque les réseaux sociaux demeurent la meilleure façon de propager les théories du complot. « Les personnes qui partagent des fausses informations sont souvent bien intentionnées, elles croient rendre service à leurs proches… Mais ce qui est publié par un proche en qui on a confiance, ça peut mettre l’esprit critique en veille et faciliter le relais de la désinformation », explique la chercheuse. L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme le veut l’adage.