Réunissant neuf contes à l’humour noir qui, chacun à leur façon, exposent les dérives de nos sociétés modernes, la bande dessinée Jusqu’ici tout allait bien constitue l’occasion parfaite de découvrir Ersin Karabulut, une étoile montante de la bande dessinée turque.
Jusqu’ici tout allait bien est un album anthologique regroupant neufs contes très caustiques écrits et dessinés par Ersin Karabulut, un bédéiste turc à l’imagination délirante qui gagne définitivement à être connu. En l’espace de quelques pages à peine, chaque récit brosse le portrait de gens ayant renoncé à leurs libertés, que ce soit à cause de leurs croyances, des nouvelles technologies, d’un virus, ou même du carcan familial. La première histoire par exemple, intitulée L’âge de pierre, constitue une allégorie fort originale sur le conformisme et l’obéissance aveugle aux normes sociales alors que, dans un monde de Sisyphes où les citoyens sont obligés de transporter une pierre en tout temps, une jeune fille questionnant cette coutume absurde décide de poser la sienne par terre au beau milieu d’une rue bondée afin de voir quelles conséquences ce geste de défi entraînera.
À l’image de la série télévisée Black Mirror, Ersin Karabulut explore aussi les méfaits de la technologie à travers la surconsommation, l’obsolescence programmée et l’envahissement de nos vies privées par les géants du Web. Dans Dot, il met en vedette une compagnie calquée sur Apple qui a développé un algorithme d’achat sans clic, anticipant les désirs mêmes des consommateurs, et qui finira par s’immiscer dans le processus électoral et prendre le contrôle des affaires publiques dans 23 nations différentes. Ce thème de la privatisation est poussé à l’extrême dans Sans gravité avec sa ville où la gestion de l’eau, de l’air, et même de la gravité, a été cédée à des intérêts privés, et où seuls les plus nantis peuvent se payer des bottes de plomb les empêchant de quitter définitivement la Terre et d’être happés par les cieux.
Le conte Le monde d’Ali quant à lui aborde le racisme sous un angle assez surréaliste, alors que deux étudiants en biologie de Finlande inventent une enzyme frappant les conservateurs, les religieux et les extrémistes, transformant peu à peu les traits des hommes et des femmes qui en sont affectés jusqu’à les faire ressembler à un certain Ali avant qu’ils ne meurent, un processus nommé « Alification ». D’autres histoires possèdent un ton plus intimiste. Un homme marié découvre une chambre secrète dans son appartement où se cachent ses ex et ses amis d’enfance; une femme dépourvue d’orifices tombe enceinte sans pouvoir accoucher, et son enfant grandit dans tout son corps jusqu’à en assumer le contrôle; le fils d’un homme s’avère être un clone parfait, qui finira par prendre sa place.
Ersin Karabulut n’est pas seulement un conteur doué, c’est aussi un illustrateur de talent. La plupart du temps, son coup de crayon est réaliste et ses images débordent d’une foule de petits détails les rendant criants de vérité, mais il n’hésite pas à emprunter différents styles graphiques à travers l’album afin de mieux servir chaque récit. Dans Histoire pour enfants, il esquisse ses deux jeunes protagonistes (et leur mouette) de façon sommaire, en deux dimensions, et leur représentation devient plus complexe, et plus profonde, pour signifier leur passage à l’âge adulte. Dans Pile ou face, il sépare d’un simple muret un paradis tout en couleur d’un côté, et un enfer en noir et blanc de l’autre. Ses panoramas d’une ville sans gravité, où les édifices sont enchaînés afin qu’ils demeurent au sol et où les voitures et les fauteuils volent allègrement au vent, revêtent une poésie et une beauté tout onirique.
Mélange de commentaire social, d’anticipation et de surréalisme, l’album anthologique Jusqu’ici tout allait bien d’Ersin Karabulut est un petit bijou de bande dessinée, qui incite à la réflexion aussi bien que n’importe quel essai philosophique.
Jusqu’ici tout allait bien, de Ersin Karabulut. Publié aux éditions Fluide Glacial, 72 pages