Contrairement au film American Sniper, qui présentait une version très romancée du plus grand tireur d’élite de l’armée américaine, la bande dessinée L’Homme qui tua Chris Kyle s’attarde plutôt à la réalité derrière le mythe, et à l’assassin qui mît fin à la légende.
Membre des Navy Seals et vétéran de la guerre d’Irak où il effectua quatre séjours, Christopher Scott Kyle est entré dans la légende en devenant le tireur d’élite le plus mortel de toute l’histoire de l’armée américaine. On lui attribue quelque 160 morts « confirmés » (c’est-à-dire avec témoins), mais son « score » personnel se situerait plutôt dans les eaux de 255 Irakiens abattus, ce qui revient à tuer une personne par semaine pendant trois ans. Il rentre chez lui au Texas en 2009 et profite de sa renommée pour fonder sa propre compagnie de sécurité privée, dont la devise est « Contrairement à ce que ta maman t’a dit, la violence règle bien des problèmes ». Cet époux et père de famille, qui plaçait le patriotisme et l’amour de l’Amérique au-dessus de tout, aide aussi ses confrères soldats souffrant de stress post-traumatique d’une bien drôle de façon, en les emmenant au champ de tir afin que ceux-ci reprennent une forme de « contrôle » sur leur vie.
Surnommé « Ponyboy », Eddy Ray Routh est un ancien marine qui, lui aussi, a été posté à Bagdad, mais, selon les registres de l’armée, il n’a jamais participé à aucun combat sur le terrain. Après le tremblement de terre en 2010, il se rend en Haïti où il creuse des fosses communes, et l’image de ces centaines de cadavres qu’il enterre à la pelleteuse sera à l’origine de son stress post-traumatique. De retour chez lui, il sombre dans l’alcool et les drogues, et se voit prescrire pas moins de neuf antipsychotiques pour atténuer ses troubles mentaux. Ne sachant plus comment l’aider, sa mère fait alors appel à Chris Kyle. Comme la majorité des soldats, Eddie idolâtre le tireur d’élite, mais suite à une rencontre décevante le 2 février 2013 où il sent le mépris manifeste du vétéran à son égard, il abat froidement l’homme, qu’il considérait pourtant comme un vrai héros de film d’action, sur le champ de tir où ce dernier l’a emmené.
Tandis que le réalisateur Clint Eastwood, un républicain avoué, s’est concentré sur les faits d’armes de Chris Kyle dans American Sniper, livrant une œuvre aux relents de propagande, L’Homme qui tua Chris Kyle brosse un portrait beaucoup plus nuancé, et complexe, de cette histoire vraie. Au lieu de glorifier le sniper, la bande dessinée le présente non pas comme un héros, mais bien comme un homme de droite au patriotisme aveugle, qui qualifiait les Irakiens de « sauvages », sans comprendre que c’était lui l’occupant illégal, et l’agresseur. L’album revient aussi sur des événements ayant été complètement occultés par le film. Après le passage de l’ouragan Katrina par exemple, Chris Kyle a descendu une trentaine de pillards depuis le toit du stade de la Nouvelle-Orléans, mais sous la pression du Pentagone, ces meurtres de civils en sol américain n’ont jamais fait l’objet d’une enquête, ou mené à des condamnations.
Au-delà du fait divers, L’Homme qui tua Chris Kyle illustre bien l’hypocrisie des États-Unis, un pays qui, tout en ne cessant de louanger le sacrifice de ses soldats, les abandonne à eux-mêmes lorsqu’ils rentrent chez eux. La bande dessinée expose de façon éloquente le traitement bien différent qu’ont reçu ces deux hommes, alors que le premier a eu droit à la gloire et la fortune et que l’autre n’a eu droit à rien, comme si la force était contagieuse et la faiblesse honteuse. L’album donne aussi à réfléchir sur le fait que certains meurtres, commis au nom de la patrie, se voient encensés, alors que d’autres sont punis. Avec près de 300 morts sur sa conscience, dont des civils américains, Chris Kyle est perçu comme un héros, tandis que deux meurtres ont suffi pour faire d’Eddie Routh un monstre dans l’opinion publique. Le récit s’attarde aussi à la veuve de Kyle, qui s’est servie de la mort de son mari pour vendre son propre livre et faire de la publicité pour les armes à feu, ainsi qu’au procès de Routh, où tous les membres du juré avaient évidemment vu American Sniper.
Chaque chapitre de L’Homme qui tua Chris Kyle s’ouvre sur une citation tirée d’un film réalisé par Clint Eastwood ou le mettant en vedette, et les dialogues qu’on peut y lire sont absolument véridiques. L’album propose des dessins simplifiés aux lignes épurées, où les traits des visages se limitent parfois à un simple nez, ou à deux points noirs en guise d’yeux, le tout dans une coloration aux couleurs pleines sans aucun dégradé, ce qui crée un style unique convenant tout à fait à un récit documentaire. L’illustrateur Brüno reproduit plusieurs entrevues télévisées, comme celle de Chris Kyle à l’émission The O’Reilly Factor sur Fox News, ou celle d’Adam Routh, le cousin du meurtrier, sur CNN, et reprend même l’interrogatoire d’Eddie Routh au poste de police après son arrestation, en empruntant l’angle des caméras de surveillance.
Tout en déboulonnant le mythe d’un soldat élevé au statut de héros, la bande dessinée L’Homme qui tua Chris Kyle réussit à capturer la psyché d’un pays carburant au patriotisme, à la religion, à la célébrité, à l’argent et aux armes à feu, ce qui en fait une lecture essentielle pour mieux comprendre les États-Unis.
L’Homme qui tua Chris Kyle, de Fabien Nury et Brüno. Publié aux éditions Dargaud, 164 pages.