«Will you shut up, man?» Excédé par les interruptions incessantes de son adversaire Donald Trump, qui n’en finissait plus de parler par-dessus lui, Joe Biden lui a lancé cette flèche… après moins de 15 minutes d’échanges. Un moment qui ne reflète que trop bien le ton d’un débat à peu près dépourvu de substance, au cours duquel Trump s’est comporté en brute pendant qu’un Biden brouillon se contentait de maintenir un minimum de dignité sans vraiment marquer de points.
Les deux candidats avaient rendez-vous à Cleveland, en Ohio, un État qui a penché en faveur du gagnant lors de toutes les élections depuis 1964 et qui ne s’est trompé que deux fois depuis 1896. Plus lourd de conséquences encore: aucun candidat du Parti républicain n’a jamais atteint la Maison-Blanche sans gagner la faveur des électeurs de cet État. Pour Donald Trump, qui avait remporté l’Ohio par près de 450 000 voix contre Hillary Clinton en 2016 et qui y traîne de l’arrière par trois points de pourcentage dans les derniers sondages, le lieu revêtait un symbolisme considérable.
C’est le vétéran Chris Wallace, de Fox News, qui avait la responsabilité de modérer ce débat de 90 minutes divisé en six grands thèmes: les bilans des deux candidats, la Cour suprême, la pandémie COVID-19, l’économie, les relations raciales et l’intégrité de l’élection. Et Wallace, qui est pourtant reconnu pour la robustesse de ses interviews, a failli à la tâche. Maintes fois attaqué par Trump, il a tout de même laissé ce dernier enfreindre les règles du débat à répétition, sans jamais faire appel à la seule arme en sa possession: couper le micro du fautif. Le résultat a été chaotique, fréquemment inintelligible et, pour quiconque cherchait à s’informer sur les enjeux et les programmes des candidats, une énorme perte de temps.
Comment mettre la table pour un buffet indigeste
Les préparatifs du débat s’étaient déjà tenus dans une ambiance survoltée. La nomination à la Cour suprême de la juge archiconservatrice Amy Coney Barrett, avant même l’enterrement de Ruth Bader Ginsburg, avait parti le bal. C’est cependant le scoop du New York Times, selon lequel le président Trump n’aurait payé que 750$ d’impôts fédéraux en 2016 et en 2017 (et pas un sou pendant dix des quinze années précédentes, en raison de pertes d’affaires colossales), qui a oblitéré le reste de l’actualité dans les journées précédant le débat. Trump a vite crié aux fake news, mais le mal était fait. Pour contrer l’effet de la nouvelle du Times, le président aurait dû prouver que les documents sur lesquels l’article se basait étaient des faux — ce qu’il n’aurait pu faire qu’en publiant les vrais, ce qu’il se refuse à faire depuis plus de quatre ans. (Joe Biden s’est fait un plaisir de tourner le fer dans la plaie en dévoilant sa propre déclaration fiscale de 2019, beaucoup moins gênante, quelques heures avant le débat.)
On aurait dû se douter que l’événement allait dégénérer en cirque lorsque, peut-être pour détourner l’attention, le camp Trump a accusé Biden de se droguer pour mieux performer à l’écran, d’avoir recours à un télésouffleur ou même d’avoir reçu à l’avance les questions du modérateur — qui, rappelons-le, est pourtant l’une des têtes d’affiche de Fox News. La réplique du camp démocrate n’a pas manqué d’être aussi cinglante: trente minutes avant le débat, on apprenait que l’équipe Biden s’était emparée du compte Twitter @truth («vérité») pour dénoncer les affirmations mensongères de Trump en direct. Il était clair que les couteaux allaient voler bas et en formations serrées.
Les faits saillants, si on peut les appeler ainsi
Difficile d’extraire beaucoup de contenu d’un débat au cours duquel un candidat qualifie l’autre de «clown» (deux fois plutôt qu’une) tandis que son adversaire l’accuse d’avoir gradué en dernière place à l’université.
Entre deux sourires découragés, Joe Biden a bien tenté de présenter quelques pans de son programme: relance de l’emploi, énergies vertes, lutte contre la pandémie, modestes réformes de la police pour mieux l’intégrer aux communautés. Mais, peut-être déstabilisé par le comportement de son adversaire, il s’est souvent empêtré dans ses explications qui n’ont par conséquent sans doute pas convaincu beaucoup de monde. Biden a été à son meilleur lorsqu’il s’adressait directement à la caméra pour établir un rapport émotif avec le public; mais encore là, dès qu’il tentait d’entrer plus profondément dans la substance de son message, Trump s’empressait de parler (fort) par-dessus lui. Le fait qu’il ait généralement réussi à garder son calme peut être considéré comme une petite victoire, mais rien de plus.
Trump, lui, a été égal à lui-même. Il a promis un vaccin contre la COVID-19 «dans les prochaines semaines», réitérant qu’il en savait plus long sur le sujet que les scientifiques de sa propre administration. Il a dénoncé le vote postal, clamant sans preuve que le résultat en serait illégitime s’il tournait contre lui. Pour se rappeler au bon souvenir de sa base, il a vanté sa «reconstruction» des forces armées américaines, y compris l’établissement d’une force d’intervention spatiale, et ses 300 nominations de juges conservateurs. Il s’est félicité, pendant le segment sur l’économie, d’avoir ramené… le football universitaire malgré la pandémie. Il a affirmé avoir payé des millions en impôts en 2016 et 2017 et promis (encore une fois) de donner des preuves à une future date indéterminée. Surtout, lorsque Chris Wallace lui a donné à plus d’une reprise l’occasion de demander à ses partisans de rester calmes, peu importe le résultat de l’élection, et de condamner la violence des suprémacistes blancs, il leur a plutôt demandé de se tenir prêts à intervenir («stand back and stand by»). Difficile de demander plus dangereux, comme geste, dans une démocratie.
Quelle influence?
Même s’il avait donné lieu à un spectacle moins navrant, ce premier débat aurait sans doute influencé le vote populaire de façon aussi modeste que les congrès d’investiture de l’été ou que la multitude de «tournants» qui ont marqué l’actualité des six derniers mois. Les intentions de vote semblent s’être cristallisées dès le début de la campagne, avec un écart de 7 à 9 points de pourcentage en faveur de Biden. Quant aux indécis, cibles de choix lors d’une campagne normale, ils sont peu nombreux — et en temps de pandémie, ils seront sont sans doute peu enclins à se rendre aux urnes.
Mais on ne le répétera jamais trop: la clé du succès se retrouve non pas dans le vote populaire à l’échelle nationale, mais dans une poignée d’États pivots. Or, selon les sondages des dernières semaines, la plupart de ceux-ci (notamment ceux du Midwest) semblent se ranger de plus en plus solidement dans le camp démocrate. La mission de Joe Biden, hier soir, consistait donc surtout à défendre ce nouveau territoire. La performance agressive de Trump n’étant absolument pas du genre à convaincre les électeurs qui n’étaient pas déjà acquis à sa cause, Biden peut sans doute dire mission accomplie… Du moins jusqu’au prochain round, le 15 octobre.