Les républicains n’ont pas perdu de temps. Avant même la première soirée de discours télévisés, le président Donald Trump avait été mis en nomination pour un second mandat. La veille de l’ouverture du congrès, le Comité national républicain avait même annoncé, par voie de communiqué, que les délégués s’abstiendraient de développer un programme électoral. Le soutien à l’administration Trump, quelles que soient les politiques que celle-ci choisirait d’appliquer à l’avenir, suffirait. À partir de là, le reste de la semaine n’était plus qu’une formalité.
Lors d’un discours-fleuve de plus de 70 minutes, soit trois fois la longueur de celui de son adversaire démocrate Joe Biden la semaine dernière, Trump a répété les grands thèmes martelés en sous-carte pendant les quatre soirées du congrès, et souvent dans les mêmes mots. Un discours calqué sur celui véhiculé par les médias de droite et qui s’adressait visiblement à leur auditoire — et à leur auditoire seulement. Le mode de vie américain est menacé. La violence et le crime règnent dans les rues. Les démocrates ont succombé au socialisme et ont tourné le dos aux forces armées, à la police et même à Dieu. Face à cette menace, seul Trump peut faire en sorte que «l’Amérique demeure l’Amérique», pour reprendre les propos prononcés par le vice-président Mike Pence lors de sa propre allocution d’investiture.
Une telle déférence d’un parti envers le pouvoir exécutif constitue un phénomène relativement rare aux États-Unis, où le Président et la législature sont élus séparément et dans des conditions très différentes. Curieusement, ce genre de pouvoir unitaire s’apparente plus au régime parlementaire canadien tel qu’on le connaît depuis Pierre Elliott Trudeau, du moins en temps de gouvernement majoritaire: un chef, entouré d’un cabinet relativement docile et d’une coterie non élue qui dirige le programme politique en coulisses (Bureau du premier ministre ici, West Wing là-bas), soutenus par une ligne de parti quasiment métallique.
La centralisation du pouvoir
D’une facture beaucoup plus traditionnelle que celle des démocrates, la semaine dernière (pourvu qu’un congrès politique virtuel puisse être considéré «traditionnel»), la grande messe républicaine a aussi confirmé la mainmise totale du clan Trump sur le parti. Outre le président lui-même, qui est intervenu à répétition et à tous les jours, l’auditoire a pu entendre des allocutions prononcées aux heures de grande écoute par sa femme Melania, par ses quatre enfants majeurs, par les conjointes de ses fils et par son avocat personnel, Rudy Giuliani.
Et contrairement à ce que l’on observe en règle générale, les membres de la famille du candidat ne se sont pas contentés de vanter ses qualités personnelles. Certains ont plutôt prononcé de véritables discours politiques, prenant position sur les enjeux de la campagne et attaquant brutalement l’adversaire. D’aucuns y verront un avant-goût d’une éventuelle succession dynastique en 2024… ou en 2036, si le patriarche va de l’avant avec ce twelve more years («encore 12 ans») anticonstitutionnel, mais qu’il répète si souvent qu’on ne le croit plus lorsqu’il affirme qu’il s’agit simplement d’une blague.
La loi et l’ordre
Sans surprise, le mouvement de réforme sociale inspiré par Black Lives Matter a encaissé une fin de non-recevoir de la part des républicains. C’est le mot mob, qui désigne une populace irrationnelle et hors de contrôle, qui a été utilisé le plus souvent pour décrire les manifestants qui dénoncent la violence policière envers les Afro-Américains. À leurs demandes, les ténors de la droite ont opposé le discours de la loi et de l’ordre.
Ainsi, Michael McHale, représentant d’une association nationale policière, est venu dénoncer le chaos qui sévit, selon lui, dans les villes dirigées par des démocrates qui ne soutiennent pas suffisamment les forces de l’ordre. Rudy Giuliani, l’ancien maire de New York, a accusé les démocrates d’entretenir des politiques «pro criminels» et «anti police». Patrick Lynch, représentant d’une fraternité de policiers de la ville de New York, a été l’un des nombreux orateurs à mettre le public en garde: «Vous ne serez pas en sécurité dans l’Amérique de Joe Biden» («You won’t be safe in Joe Biden’s America»). Un discours apocalyptique auquel on s’attend de la part de politiciens, mais qui donne froid dans le dos lorsqu’il est répété par ceux qui doivent assurer la sûreté du public, les armes à la main.
Seul Ben Carson, le secrétaire au développement urbain, a mentionné du bout des lèvres Jacob Blake, abattu de sept balles dans le dos par un policier blanc à la veille du congrès après s’être arrêté pour apaiser une dispute. Pas un mot, cependant, sur le mouvement de grève qui a frappé la NBA, la WNBA, la MLS, le baseball majeur et même la Ligue nationale de hockey après l’incident. Pas un mot, non plus, sur le jeune suprémaciste blanc de 17 ans qui a tué deux manifestants outragés par le traitement réservé à Blake. Lorsque Mike Pence a fait preuve de compassion, c’est envers la veuve d’un policier… tué à Oakland par un autre militant d’extrême droite, un fait que le vice-président s’est bien gardé de souligner.
Le message: seul Trump est en mesure de protéger l’Amérique contre ce chaos. Un chaos, faut-il le rappeler, qui se produit pourtant sous sa gouverne. Qu’importe: en présentant Trump comme le seul rempart contre la déchéance de l’Amérique telle qu’ils la connaissent, les républicains invitent les électeurs à voter en fonction de leurs craintes plutôt que selon le bilan de son administration.
La politique de l’homme providentiel
La politique de l’homme providentiel s’est même étendue à un champ miné: celui de la réponse de l’administration Trump à la pandémie. À en croire Mike Pence, Trump a sauvé des milliers de vies en prenant la menace à bras le corps dès le début de l’année et en assurant l’approvisionnement du pays avec une abondance de matériel médical. Cela, au moment où le décompte des victimes approche les 180 000 et où le Center for Disease Control émettait une directive, suspendue depuis, selon laquelle il n’était plus nécessaire de tester les individus asymptomatiques exposés à la COVID, directive qui aurait nécessairement eu pour effet de réduire le nombre de tests positifs pendant la campagne électorale — et qui a été décidée pendant que l’épidémiologiste en chef Anthony Fauci était en salle d’opération sous anesthésie générale.
Le jeu du collège électoral
Le choix d’une politique de la peur n’a rien d’étonnant. Tous les sondages indiquent que le ticket Trump-Pence tire de l’arrière dans les intentions de vote à l’échelle nationale, mais que les États clés qui détermineront la victoire au Collège électoral demeurent prenables. L’électorat étant fortement polarisé, les possibilités de gains du côté des indécis sont faibles; il faut donc motiver la base à voter en masse, en lui répétant ce qu’elle croit déjà (même à tort) pour lui démontrer que les républicains sont de son côté.
Une stratégie cynique, mais potentiellement payante, d’autant plus qu’elle est combinée avec sa contrepartie naturelle: compliquer l’accès au suffrage pour les partisans de l’adversaire, déjà fortement compromis par les fermetures de bureaux de vote qui ont engendré des files d’attente interminables en 2016 et 2018 dans certains secteurs habités majoritairement par des électeurs afro-américains et latino-américains. Les attaques incessantes de Trump contre le vote postal et le démantèlement de la capacité du U.S. Postal Service à y faire face s’inscrivent parfaitement dans cette stratégie: voter par la poste prend le même temps pour tout le monde, ce qui rendrait caduque la politique de suppression du vote des minorités.
Le pouvoir instrumentalisé
Autre thème de la semaine: enfreindre les normes, et parfois même les lois, au profit d’une représentation plus éclatante du pouvoir présidentiel.
Selon le Hatch Act de 1939, les employés de l’Exécutif n’ont pas le droit de participer à une activité politique partisane dans le cadre de leurs fonctions gouvernementales. Le secrétaire d’État Mike Pompeo, en visite officielle en Israël, a pourtant prononcé un discours pendant le congrès. Techniquement, les discours d’investiture prononcés par Trump à la Maison-Blanche et par Pence au musée de Fort McHenry sont illégaux, puisqu’il est interdit d’exploiter la propriété du gouvernement fédéral à des fins partisanes. Mais c’est la mise en scène du pouvoir présidentiel qui constitue le cas le plus épineux, et peut-être le plus dangereux. Les caméras du congrès ont ainsi montré Trump en train de gracier publiquement un prisonnier et de participer à une cérémonie de naturalisation de nouveaux citoyens américains, apparemment à l’insu de certains d’entre eux qui n’avaient pas donné leur accord pour participer à une activité partisane.
Montrer le président au peuple dans un rôle de bienfaiteur qui exerce son pouvoir (même arbitraire) avec justice et entouré par la splendeur de l’État. Pour un historien de l’ancien régime français et de ses médias, comme l’auteur de ces lignes, la tactique paraît bien familière…
Cette mise en scène de l’exercice du pouvoir brut a n’est pas un accident. Il s’agit de stimuler l’enthousiasme d’une base militante à qui les médias de droite ne cessent de répéter qu’elle est lésée par le système. Lorsqu’elle voit son leader enfreindre les normes (et même les lois), comme si elles ne s’appliquaient pas à lui, cette base se réjouit de voir un système qu’elle considère injuste être remis à sa place, et peut-être bientôt démantelé à son profit.
Quel effet prévoir?
Le journaliste Daniel Dale, du réseau CNN, a commenté le discours d’investiture de Donald Trump en tweetant: «The president is doing a lot of lying» («Le président ment beaucoup»). Peu après, en ondes, il a énuméré à chaud une vingtaine de faussetés, dont certaines réfutées depuis des années. Mais le public auquel Trump s’adresse n’en a cure: sa réalité, c’est celle de Fox News, et le discours républicain s’inscrit parfaitement dans le cadre de celle-ci.
Dans cette réalité, par exemple, le coronavirus n’existe presque plus et les restrictions visant à empêcher sa propagation sont des nuisances pour l’économie. Ce qui explique que plus d’un millier de personnes aient assisté au discours de Trump sur la pelouse de la Maison-Blanche, entassés les uns sur les autres et rarement masqués. Et qu’une foule plus petite, mais formée en grande partie de vétérans des forces armées âgés, ait fait de même pour le discours de Pence au Fort McHenry.
Rares seront les indécis, et à plus forte raison les électeurs démocrates, qui seront dupes. Mais le but de l’exercice, rappelons-le, consiste à obtenir non pas une majorité du vote populaire, qui semble hors de portée pour le ticket Trump-Pence, mais les «bons» votes nécessaires pour l’emporter au Collège électoral. Et pour cela, il suffit peut-être de convaincre assez de républicains qu’ils n’ont rien à craindre en se rendant aux urnes le 3 novembre.
Nous reviendrons sur la mécanique du Collège électoral dans le prochain billet de cette série.
Avec Kamala Harris, Joe Biden se campe (relativement) à gauche