La surpêche et les changements climatiques se mettent de concert pour troubler les eaux de notre planète. Entre hausse des températures, acidification et réduction des bancs de poissons, les océans ne peuvent plus livrer les ressources espérées par les humains.
Des chercheurs québécois s’intéressent aux changements de régimes que subissent les écosystèmes marins – c’est-à-dire les périodes où la répartition des espèces change soudainement. « C’est important de comprendre ces changements, pour opérer une pêche durable. Certaines espèces peuvent tomber à un niveau trop bas pour qu’il soit sécuritaire de continuer à les pêcher », explique le professeur assistant au Département de biologie de l’Université Concordia, Eric Pedersen.
Mieux connaître les interactions entre les espèces favorise aussi la compréhension des échanges entre celles qui mangent et celles qui sont mangées, celles qui cèdent leur place et celles qui les remplacent.
On se rappelle que dans les années 1990, au large de Terre-Neuve, le déclin rapide des morues et d’autres espèces de poissons de fond – sébaste, flétan du Groenland, plie canadienne, etc.- avait suffisamment inquiété que le gouvernement avait alors instauré un moratoire sur la pêche à la morue.
La morue était alors un poisson important pour la pêche et les chercheurs aimeraient trouver de meilleures façons de détecter de tels changements alors qu’ils ne font que commencer, ce qui permettrait de mieux planifier. Les moratoires ont certes aidé les poissons de fond à reprendre du mieux, mais ils ont eu des répercussions dramatiques sur les communautés de pêcheurs.
Sans compter que cet effondrement des stocks a été suivi d’une augmentation rapide des invertébrés, comme la crevette et le crabe.
La récente étude décrit une nouvelle technique statistique pour mesurer la rapidité avec laquelle un grand nombre d’espèces changent, et pour déterminer où les changements de régime ont commencé.
Pour cela, les chercheurs du laboratoire d’écologie quantitative des pêches ont étudié 37 années de données sur la biomasse des communautés de poissons de fond en analysant trois indicateurs — dont le taux de variation moyen par espèce.
Parmi les données en question: le temps passé par les navires de pêche (chiffres de l’Organisation des pêcheries de Nord-Ouest Atlantique), le volume et les prises réalisées par les chaluts entre 1983 et 2015, pour 29 espèces de poissons de fond de Terre-Neuve.
« Nous avons montré que l’effondrement du poisson de fond à Terre-Neuve faisait partie d’une longue période de changements, relève Eric Pedersen. Notre modèle statistique nous permet de nous rendre compte d’une synchronicité » entre ces changements, particulièrement lorsqu’il existe des liens entre proie et prédateur.
Une précédente étude montrait que l’effondrement du poisson de fond sur le plateau continental de Terre-Neuve avait commencé dès 1985. Les chercheurs y décrivaient quatre périodes séparées de changements : un effondrement des espèces de manière synchronisée et rapide, puis une modification de la mixité au sein de la communauté avec la perte de la diversité fonctionnelle, suivie par un rétablissement progressif des espèces et enfin, une croissance lente de la biomasse.
Avec des données sur un grand nombre d’espèces, les chercheurs pensent qu’il serait possible de mesurer le moment où les changements de régime débutent et se terminent. Par le passé, ils se sont attardés aux espèces les plus abondantes, comme la morue franche ou la crevette nordique. Mais le problème est que « les espèces les plus abondantes pourraient ne pas être les plus sensibles aux changements environnementaux et ne pas être les premières à subir ces changements ».
L’écosystème du plateau continental de Terre-Neuve s’est beaucoup modifié entre 1985 et aujourd’hui, c’est pourquoi les chercheurs s’attendent à voir encore d’autres changements importants dans les prochaines années. Ils espèrent que certains pourraient être interrompus ou renversés avec l’arrêt rapide de la pêche d’espèces ciblées.
Pour cela, il faudrait convaincre les consommateurs de modifier leur menu et de tester de nouvelles espèces plus abondantes, comme le sébaste, ou moins sensibles aux changements de leur écosystème.
Toutefois, le Pr Pedersen avoue que « nous devrions être moins confiants pour prédire ce qui sera disponible à l’avenir, compte tenu de la situation actuelle et du fait que les écosystèmes marins peuvent être sujets à de très longues périodes d’instabilité et de grande variabilité ».
Des changements à anticiper
L’analyse aurait pu être encore plus poussée, commente le professeur de la Chaire de recherche en écologie intégrative du Département de biologie de la Faculté des sciences de l’Université de Sherbrooke, Dominique Gravel.
« Mes attentes étaient élevées et j’ai été un peu déçu car j’aurais aimé que ses méthodes l’amènent plus loin et anticipent les changements afin de pouvoir passer à l’action avant que [ces changements] ne surviennent ». L’expert connaît bien les travaux du Pr Pedersen et avait beaucoup apprécié sa précédente étude de 2017, qui développait l’hypothèse que la co-variation des espèces puisse donner des meilleurs signaux sur les changements des écosystèmes.
Il assure toutefois que ces travaux vont le nourrir dans le projet interdisciplinaire qu’il démarre, pour souligner l’importance de trouver des méthodes mettant à jour les multi-variations à détecter le plus tôt possible.